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Maurice Champagne
L’ÎLE DU SOLITAIRE
1913
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Table des matières
CHAPITRE PREMIER LE FEU VERT DANS LA NUIT
CHAPITRE III LE LOGIS ABANDONNÉ
CHAPITRE IV SINGULIÈRE RÉCEPTION
CHAPITRE VIII EN PLEIN INCONNU
CHAPITRE IX LA VOIX DANS L’OMBRE
CHAPITRE X LE MAJOR GRÉGORY FOGG
CHAPITRE XII LA CHASSE À L’HOMME
CHAPITRE XIII PLAN DE CAMPAGNE
CHAPITRE XVII À BORD DU « YOUNG-WOLF »
CHAPITRE XVIII DOUBLE SURPRISE
CHAPITRE XIX LES RÔLES CHANGENT
CHAPITRE XX PREMIÈRES RECHERCHES
CHAPITRE XXII LE GESTE DE TOMMY HAB
CHAPITRE XXIII DE NANSAC À L’ŒUVRE
CHAPITRE XXV POUR SAUVER DE NANSAC
CHAPITRE XXVI LES DERNIÈRES MINUTES
CHAPITRE XXVIII LIBRE ET TOUJOURS MAÎTRE
CHAPITRE XXIX ATTENTE ET RECHERCHES
CHAPITRE XXXII LA FIN D’UNE ÎLE
La bibliothèque numérique romande dédie cette édition numérique de « L’Île du Solitaire » à
Renée Mottard, décédée le 1er mai 2025.
En raison de la formidable tempête qui l’avait assailli dans l’océan Indien, à trois milles des côtes australiennes, et rejeté d’un bon degré et demi dans l’ouest, sir W. R. Paterson, commandant le paquebot Australia, de la Compagnie de navigation Orient-Pacific, avait cru bon de forcer ses feux, dans l’intention de rattraper le temps perdu.
Après deux jours d’ouragan, le temps, qui s’était modifié, était devenu doux, calme et favorable à une marche rapide.
L’Australia venait de Melbourne et, après escales successives à Adélaïde, Albany, Freemantle et Perth, se dirigeait à toute vapeur sur Bombay, ayant à bord une centaine de agers de toutes classes.
Avec le beau temps, l’entrain et la gaieté étaient revenus à bord. Nul, bien certainement, n’aurait pu supposer qu’un événement grave viendrait troubler, avant l’arrivée au port, la quiétude générale.
Cet événement inattendu et qui, à la vérité, a inaperçu aux yeux de beaucoup, se produisit dans la nuit du 13 au 14 septembre 1910, c’est-à-dire deux jours à peine après la tempête qui avait rejeté le vapeur en dehors de sa route régulière.
Cela arriva quelques minutes avant que l’homme du bossoir piquât le quart de minuit.
Au salon des premières, brillamment éclairé, on dansait, – la houle étant à peine sensible, – et les accords d’une valse dominaient par moments le ronron régulier des machines.
Indifférent à ces distractions, seul, accoté à la lisse de tribord du promenoir des secondes, dissimulé dans un coin d’ombre, un peu au-dessous de la erelle, un homme de taille moyenne, le col du veston relevé, la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, fumait un cigare, tout en suivant des yeux les épaisses volutes noires vomies par les énormes cheminées du paquebot et qu’une légère brise de surouët emportait au loin sur la mer.
Ceux-là qui vécurent de longs jours l’existence du large et l’aimèrent savent quel plaisir on éprouve à rester ainsi isolé, rêveur, à écouter monter autour de soi les mille bruits vagues, mystérieux, d’un navire on marche.
C’est, le long de la carène, le glissement monotone du flot coupé par l’étrave, le battement régulier et continu des pistons dans les machines, le ronronnement persistant des hélices frappant le flot à coups furieux et laissant loin derrière elles un blanc sillage d’écume, le grincement des chaînes sur les guindeaux et contre les écubiers, le murmure du vent dans les cordages, le cri des poulies dans la mâture, parfois un appel dans le noir, la modulation curieuse du sifflet du bosseman ou de l’officier de quart pour une manœuvre, la cloche piquant l’heure, la sirène ululant longuement pour saluer un autre bâtiment ant au large ; mille choses, enfin, dont on aime à se ressouvenir et qu’il est agréable d’évoquer parfois à terre, le soir, chez soi, les yeux mi-clos et les pieds sur les chenets.
L’homme au cigare semblait apprécier en véritable connaisseur le calme de cette nuit à laquelle il ne manquait, pour être exquise en tous points, que la lumière douce et pâle d’un merveilleux clair de lune.
De fait, tout était noir autour de lui, mais d’un noir profond absolu. Pas une étoile au ciel, pas une lueur sur l’Océan.
En dehors des feux réglementaires de position, blanc, vert ou rouge, aucune clarté ne perçait l’ombre.
À deux pas de soi on n’eût pu distinguer âme qui vive.
L’homme n’en paraissait pas autrement contrarié. Il fumait tranquille, le dos au bastingage, et sifflotait entre ses dents la valse jouée au salon, et dont les accords lui arrivaient par bribes lorsqu’une petite saute de vent les portait de son côté.
Et, sans doute, serait-il demeuré ainsi un bon moment encore, si la voix de l’homme de quart aux bossoirs n’eût signalé un feu par tribord devant.
Pour tous les gens qui naviguent, agers ou marins, un feu, la nuit, n’est pas sans intérêt, c’est de l’imprévu. On regarde, on cherche à savoir, à deviner ce qu’il annonce.
A-t-on affaire à un voilier ou à un vapeur ?
Quelle route suit-il ? D’où vient-il ? Vers quel endroit se dirige-t-il ?
Instinctivement, poussé par un sentiment bien naturel, l’homme au cigare s’est retourné et du regard fouille la nuit profonde. Il a tôt fait de découvrir ce qu’il cherche.
À un quart de mille environ du paquebot et un peu par le travers de la hanche de tribord avant, un feu se voit en effet. C’est un feu vert, brillant et scintillant comme une étoile de première grandeur, mais guère plus gros.
Pour qu’il n’ait pas été signalé plus tôt, il faut vraiment qu’il se soit allumé tout à coup.
C’est du moins ce que pense le fumeur, qui, en dépit de l’invraisemblance de sa supposition, est bien contraint de la reconnaître fondée.
En effet, comment ettre qu’aucun des marins de service ne l’ait encore aperçu à une si faible distance, s’il brillait depuis longtemps déjà ?
Accoudé maintenant sur la lisse, intrigué, l’inconnu regarde, attentif et cherche à se rendre compte, lorsqu’une voix au léger accent anglais se fait entendre non loin de lui.
« Je ne sais si vous êtes de mon avis, monsieur, dit-elle, mais je crois pouvoir affirmer que ce feu n’appartient pas à un navire. »
C’est à la fois une question et une réflexion.
On peut ne pas y répondre, mais cela se rapporte si bien à ce que pense le fumeur, que celui-ci ne peut s’empêcher de tourner la tête du côté d’où sont venues ces paroles.
« Vous avez remarqué, vous aussi, monsieur ? réplique-t-il.
— J’ai remarqué, » lui est-il répondu.
En même temps, une silhouette humaine se détache de l’ombre et vient s’appuyer au bastingage coude à coude avec lui.
À la lueur de son cigare, l’inconnu distingue un homme grand, mince, coiffé, à son exemple, d’une casquette de voyage soigneusement enfoncée sur le crâne.
Durant quelques secondes, les deux hommes gardent le silence et observent le feu vers lequel l’Australia se dirige maintenant après avoir diminué de vitesse.
C’est le personnage à l’accent britannique qui, le premier, reprend la parole.
« Non, bien certainement, déclare-t-il, ce n’est pas là le feu d’un navire. Voyez, monsieur, il flotte au ras de l’eau. Il n’appartient donc, à mon avis, ni à un voilier ni à un vapeur, ces bâtiments, vous ne l’ignorez pas, ayant des feux réglementaires et obligatoires et régulièrement disposés : vert à tribord, rouge à bâbord pour un voilier de vingt tonneaux et au-dessus, alors que les vapeurs, outre les deux feux de tribord et bâbord, sont tenus d’ajouter un feu blanc placé au mât de misaine, en avant de ce mât, à six mètres au moins au-dessus du plat-bord, et visible de cinq milles sur un secteur de vingt quarts de compas.
« Or, ici que trouvons-nous de semblable ? Rien. Qu’avons-nous devant les yeux ?… Un feu ?… non, une étoile, une simple petite étoile, très brillante et très visible, je vous l’accorde, mais une étoile ballottée au gré du flot et dont il nous est impossible de nous expliquer la présence et la signification en cette partie habituellement déserte de l’océan Indien.
— Une bouée lumineuse peut-être, remarque le personnage au cigare. Il se peut fort bien… »
Mais le nouveau venu ne le laisse pas achever.
« Une bouée signale toujours quelque chose, rétorque-t-il. Que pourrait nous signaler celle-ci ? Il n’y a aucune terre sur notre route avant les îles Keeling situées à l’ouest de Java et à cent kilomètres du détroit de la Sonde.
— Pourtant ce feu a une raison d’être, riposte le fumeur.
— Évidemment, évidemment, concède son interlocuteur.
— Il n’est pas là pour rien, convenez-en, monsieur !
— Je vous l’accorde.
— Alors ?… que concluez-vous ? »
Cette question n’obtient pas de réponse immédiate. Enfin :
« Mon Dieu, à vous dire vrai, monsieur, je vous avoue en toute franchise que je préfère ne pas conclure. C’est, je pense, le plus sage. Non, j’attends. Je crois, d’ailleurs, que nous ne serons pas longtemps avant d’être renseignés, car la présence de cette étrange petite lumière a certainement ému à bord d’autres personnes que nous. J’entends sur la erelle les voix du commandant Paterson et de son second Hogs, auxquelles s’ajoutent maintenant le timbre criard du commissaire Clifton. Des ordres ont été donnés. Déjà nous avons quelque peu ralenti. Nous évoluons à présent. Dans cinq minutes nous serons sur la chose. »
Il dit, et, après un court moment de silence :
« Ma foi, monsieur, reprend-il, les distractions sont rares à bord. Nous allons, si vous le voulez bien, profiter de celle-ci pour nous changer les idées. Pariez-vous pour votre bouée lumineuse, ou pour quelque phénomène physique ?… Je mets dix livres, moi, sur le phénomène. »
L’offre est pour le moins imprévue.
Mais, comme le dit judicieusement le ager, les distractions ne sont pas légion à bord d’un paquebot, et il est toujours bon de saisir au age celles qui se présentent.
Aussi le voyageur au cigare n’hésite-t-il pas.
« Accepté, déclare-t-il, je tiens dix livres pour ma bouée.
— All right ! fait l’autre, voilà qui est bien. »
Et tout aussi vite, aimable :
« Vous êtes Français, monsieur, si je ne me trompe ? questionne-t-il.
— Français et Parisien, en effet, lui est-il répondu.
— De mieux en mieux.
— Et vous, vous êtes Anglais, si je ne m’abuse ?
— Anglais, oui, de Londres… Vous êtes je crois, le seul ager français se trouvant à bord ?
— Je le crois aussi, monsieur.
— Well ! C’est curieux que je ne vous aie pas remarqué plus tôt… »
Le Français se met à rire.
« Bon, dit-il, la raison en est simple. Vous êtes ager de première, sans doute ?
— De première, oui.
— Alors, tout s’explique, je ne suis, moi, qu’un modeste ager de seconde.
— Ce qui ne nous empêchera pas, remarque l’Anglais du ton le plus gracieux, de faire plus ample connaissance. Vous allez à Bombay ?
— À Bombay même.
— Vous connaissez l’Inde ?
— Pas du tout.
— Vous y allez pour tenter la fortune ?
— En effet.
— C’est au mieux. Je vous piloterai. Voulez-vous que nous nous présentions ?
— J’allais vous le demander.
— Parfait, alors, monsieur le Français ; à moi l’honneur, si vous le permettez ? »
Sur ces mots, l’Anglais se redresse, fait face au Français, et, très correct, aussi calme que s’il se trouvait dans un salon de haute société :
« Monsieur, commence-t-il, vous avez devant vous. »
Mais il n’a pas le loisir d’achever.
Brusquement, un heurt d’une extrême violence ébranle le paquebot, qui, tout à coup, donne terriblement de la bande sur tribord.
En même temps, une lueur aveuglante illumine la nuit et s’éteint aussitôt, puis, énorme, une lame monte le long des parois, se dresse quelques secondes dans l’air, et s’écroule sur le pont avec un bruit effroyable.
Le Français n’a même pas le temps de se rendre compte de ce qui se produit, de ce qui lui arrive.
Instinctivement, il abandonne son cigare et tend les mains en avant pour se cramponner à quelque chose, mais ses doigts ne rencontrent que le vide.
Il se sent soulevé, emporté par une trombe, et soudain il a une impression très nette et très désagréable de froid, et se trouve à la mer.
Entraîné par son poids, il descend, tout d’abord comme si quelque souffle puissant l’aspirait vers le fond de l’abîme.
Il respirait au moment de sa chute, aussi l’eau lui est-elle entrée à pleine bouche ; elle le suffoque, l’étrangle, lui coupe la respiration.
Heureusement il ne perd pas la tête.
D’un vigoureux effort il remonte à la surface, crache, souffle, éternue, respire, puis aussi vite se met en devoir de tirer sa coupe dans la direction du paquebot qui ne peut être loin.
Sa déveine serait que nul à bord n’eût constaté sa disparition.
Ce qui vient de lui arriver s’est produit si vite qu’il est fort possible qu’il en soit ainsi.
Ses vêtements, par bonheur, ne le gênent pas trop, et il semble que la natation, ce sport utile et pratique entre tous, soit pour lui un véritable jeu.
Son premier soin, dès qu’il se retrouve à l’air, est de regarder autour de lui, d’inspecter l’Océan.
La nuit est noire évidemment, mais il compte beaucoup sur les feux du vapeur pour se repérer, et il a raison.
Il n’est pas long à les apercevoir à un demi-mille dans l’est, ce qui lui permet de constater que le bâtiment est déjà terriblement loin de l’endroit où il est tombé, constatation plutôt désagréable, en somme.
Il se rend compte en même temps que la distance qui les sépare l’un de l’autre grandit sensiblement de seconde en seconde.
Ce qu’il craignait est donc arrivé.
Personne à bord n’a été témoin de l’accident étrange qui lui est survenu, personne, sauf peut-être l’Anglais qui se trouvait à côté de lui appuyé au bastingage, sauf l’homme avec lequel il a parié dix livres au sujet du mystérieux feu vert, lequel, entre parenthèses, a complètement disparu, s’est éteint, sans qu’il soit possible de savoir ce qu’il a pu devenir.
Si l’insulaire a été témoin de sa chute, nul doute qu’il n’en ait averti qui de droit sur le bâtiment. Par exemple, le malheur serait qu’il eût été entraîné, lui aussi, à la mer.
La chose est possible, il y a même de grandes chances pour qu’elle soit certaine.
Le Français ne peut se dissimuler que, dans de telles conditions, sa situation serait des plus critiques.
L’Australia s’éloigne de plus en plus, cela ne fait aucun doute, et il est bien peu probable que cris et appels arrivent à présent jusqu’à ceux qui sont encore à bord.
Pour comble de malchance, le vent porte dans l’ouest, et le paquebot fuit, lui, dans la direction diamétralement opposée.
La perspective redoutable de se trouver seul, perdu, loin de toute aide, de tout secours, au milieu de cette immensité, de ce noir, fait er sur le corps du malheureux un frisson d’angoisse, et son cœur se serre douloureusement.
De ses lèvres, soudain contractées, s’échappe une plainte sourde qui voudrait être un cri et qui ressemble plutôt à un râle d’agonie et de désespoir.
Mais cette faiblesse dure peu.
Cet homme possède, à n’en pas douter, une nature énergique et une volonté de fer.
La première minute de faiblesse ée, il se ressaisit.
Il se sait vigoureux, solide et capable de tenir quatre heures s’il le faut avant de couler.
Dans ce laps de temps, très long et très court à la fois, bien des événements peuvent se produire.
Certes, il sait, il sent qu’il ne doit plus compter maintenant sur un secours venant du paquebot, dont les feux ne sont déjà presque plus visibles, mais l’Australia n’est pas le seul navire sillonnant l’océan Indien ; d’autres bâtiments peuvent surgir à l’horizon, venir du large, lui porter aide et le recueillir ; il ne lui faut donc pas désespérer tant que ses forces lui permettront de se soutenir à la surface de la mer.
Cependant, plus par acquit de conscience que par conviction, il jette à pleine voix dans la nuit trois longs appels espacés de quelques secondes, puis il écoute.
Comme il s’y attendait, rien ne lui répond.
Nageur émérite, il commence alors par se débarrasser de ses chaussures, dont le poids le gêne. Mais il prend grand soin de ne pas s’en séparer, et se les attache sur le dos à l’aide des lacets qu’il a pu nouer ensemble.
Cette manœuvre accomplie assez aisément, il se remet à nager avec vigueur, mais sans hâte, d’un mouvement régulier, précis, ne s’arrêtant de temps en temps que pour se soulever hors de l’eau afin de s’assurer si quelque bâtiment ne paraît pas au large.
En regardant dans l’est, il a vu d’abord disparaître les feux de tribord et bâbord du paquebot, puis le feu blanc de misaine s’est éteint à son tour, et bientôt l’Australia a disparu tout à fait à ses yeux.
Maintenant, il est bien seul.
Il faut qu’il ait une dose formidable de courage et de ténacité pour ne pas se laisser envahir par le découragement et le désespoir.
Autour de lui, le noir semble de plus en plus opaque. C’est la nuit profonde, absolue.
Tout en nageant, il réfléchit, cherche à se souvenir de l’endroit où s’est allumé ce mystérieux feu vert.
Il se dit que le vapeur, entraîné deux jours plus tôt dans l’ouest par l’ouragan, a dû dériver dans la direction que suivent ordinairement les navires des compagnies anglaises New-Zeeland, Shaw-Savill et Albion, qui font les services entre le Cap, la Tasmanie, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
S’il ne fait pas erreur, il a donc quelques chances de se tirer d’affaire, à la condition, bien entendu, qu’il puisse tenir le plus longtemps possible.
Il se dit bien aussi qu’avec le jour les chances de salut deviendront peut-être meilleures encore, et cela le soutient un peu.
Mais pourra-t-il nager jusqu’à l’aube ?
C’est là un problème redoutable et angoissant auquel il n’ose pas trop arrêter sa pensée.
Par instants et pour prendre un peu de repos, il se met sur le dos, fait la planche et se laisse ballotter par la houle.
Alors il songe à ce mystérieux feu vert, à cette étrange petite étoile aperçue dans la nuit et qu’il accuse, non sans raison, d’être la cause indirecte et fatale de son accident !
Que diable cela pouvait-il être ?
Il lui serait bien impossible de répondre à pareille question.
Par contre, cela le fait se souvenir de son pari et lui rappelle son compagnon, cet Anglais dont il ignore le nom.
Qu’est-il devenu aussi, celui-là ?
Il ne fait aucun doute pour le Français que l’homme a partagé son sort, a été entraîné par l’énorme trombe d’eau qui s’est abattue sur eux et les a balayés comme des bouchons de liège.
Pour qu’il n’ait pas répondu à ses appels, il est à croire qu’il a dû disparaître tout de suite au fond de la mer.
Peut-être ne savait-il pas nager et a-t-il coulé immédiatement.
Tant mieux pour lui, après tout. Son agonie aura été ainsi moins atroce que le sera la sienne lorsque, à bout de force et de courage, il se sentira faiblir et verra arriver la fin de la formidable lutte qu’il soutient pour sauver sa vie.
Car il veut lutter, lutter jusqu’au bout, jusqu’à la dernière seconde, et d’ici là, il se défend de désespérer.
Il se sent d’ailleurs merveilleusement en forme.
Et puis, quelque chose comme un pressentiment vague lui fait espérer qu’il ne succombera pas encore cette fois-ci.
Comme il pense de la sorte, il remarque, en reprenant sa nage interrompue, qu’il se trouve dans un courant très fort qui le repousse dans l’ouest.
Tout d’abord, il cherche à résister, mais il comprend bien vite qu’il se fatiguera inutilement s’il persiste dans cette intention.
Après tout, il n’a aucune préférence marquée pour telle ou telle direction.
Sa destinée ne dépend plus de lui.
Il doit s’en remettre au hasard du sort qui lui est réservé.
Et puis, qui peut dire que ce courant ne le conduira pas vers le salut ?
Courageusement il se remet à nager.
Le flot le porte, et cela ménage singulièrement ses forces.
Cependant, à la longue, et en dépit de toute son énergie, cette obscurité effroyable lui pèse.
Il se sent oppressé, une sorte de lassitude morale alourdit son cerveau.
En outre, le froid, contre lequel il a lutté jusqu’alors victorieusement, commence à l’engourdir peu à peu.
Ses mouvements, il le sent, ont plus de raideur, et, tout à coup, il a peine à retenir un cri étouffé.
Il vient de sentir, là, dans la jambe gauche, une contraction douloureuse et spasmodique des muscles lui annonçant cette chose terrible que les nageurs appellent la crampe.
La sensation est atroce et lui va au cœur.
Il doit faire un effort énorme de volonté pour ne pas couler, et surtout pour ne pas s’affoler.
En réalité sa situation devient de plus en plus critique, et, malgré son courage, une petite sueur froide lui perle le long des tempes, et ses lèvres deviennent sèches.
À présent, étant donné ce qui lui arrive, il n’est plus question pour lui d’heures à vivre, mais de minutes.
Il comprend trop bien que dans quelques instants ce qui vient de se produire se renouvellera pour l’autre jambe, et qu’alors ce sera la fin ; il se débattra contre l’engloutissement et disparaîtra, c’est fatal.
Dans un effort il se place sur le dos et, presque malgré lui, se met à crier, à appeler, à demander du secours, comme si quelque aide inattendue, miraculeuse, allait surgir de cette nuit profonde et accourir vers lui.
« À moi ! À moi ! clame-t-il de toute la force de ses poumons !… Au secours ! au secours ! »
Sa voix s’en va, se perd au loin, dans la nuit, sur le flot sombre.
Deux fois de suite il renouvelle sa clameur désespérée.
Et soudain il tressaille.
Se trompe-t-il ? Il lui semble, oui, il croit que dans d’ombre, là, tout près, quelqu’un a répondu à ses cris.
« À moi ! À moi ! rugit-il encore ! Au secours ! »
Cette fois il n’y a pas d’erreur : on vient de lui répondre, il en est bien certain.
Il répète désespérément ses appels.
« À moi ! À moi ! »
Et il fait bien, car la voix, la voix bienheureuse et qui se fait plus distincte, jette dans la nuit ces mots :
« Tenez bon, monsieur, tenez bon, la terre est toute proche. Veillez surtout à ne pas vous heurter aux roches nombreuses en ces parages. Nagez doucement de mon côté ; voyez, je vous indique la route. »
Fou de joie, ayant peine à croire ce qu’il entend, le Français regarde sur sa gauche d’où vient la voix.
Rêve-t-il ?
Non, à dix brasses de là, un point blanc, petite clarté due évidemment à une lampe électrique ou à un réflecteur à acétylène, étend sur les flots noirs un long rayon lumineux d’autant plus visible que la nuit est profonde.
D’où cela vient-il ? Il ne se le demande même pas.
L’homme qui est là est un sauveur. Il ne veut ni ne cherche à en savoir davantage.
Cinq minutes ne se sont pas écoulées qu’il sent tout à coup le sol sous ses pieds ; en même temps que la lumière se penche vers son visage, une main saisit vigoureusement son poignet, un bras le hale, le soulève hors de l’eau glaciale, l’arrache dans un effort violent à ce flot qui devait être sa tombe, et, brusquement, debout, trempé, il se trouve face à face avec son sauveur, qu’il saisit aux épaules et serre dans ses bras, pendant qu’une joie immense envahit tout son être.
Calme, docile, l’inconnu se laisse faire, subit avec flegme les embrassements fous de celui qu’il vient d’arracher à la mort, puis, les premiers moments d’effusion et de reconnaissance un peu apaisés, très calme, d’un ton posé :
« Çà, prononce-t-il, vous sourirait-il, monsieur, que nous poursuivions nos présentations si singulièrement interrompues à bord de l’Australia ? Ces événements inattendus nous ont un peu brutalement coupé la parole, mais, pour avoir été reculée, notre connaissance n’en sera pas moins régulière, je crois. »
Ahuri, le Français dévisage son interlocuteur, dont il n’a pu distinguer tout d’abord les traits, et qui obligeamment projette sur son propre visage la clarté d’une petite lampe électrique de poche.
« Mon Dieu, balbutie-t-il, ce n’est pas possible ; vous êtes… ?
— James Harris Wood, ingénieur, ager à bord de l’Australia de la Compagnie Orient Pacific, achève l’inconnu. Je suis, cher monsieur, l’homme avec qui, il y a deux heures à peine, vous avez engagé un pari de dix livres au sujet d’un certain feu vert dont nous aurons à reparler plus tard !
— C’est stupéfiant ! murmure le Français.
— Stupéfiant, si vous voulez, riposte l’Anglais en souriant, mais cela est, Monsieur… ? Monsieur… ? »
Le Français comprend. D’une voix ferme :
« Vicomte René de Nansac, ex-lieutenant au 1er chasseurs d’Afrique, dit-il.
— Well, fait l’Anglais. Votre main, voulez-vous ?
— De grand cœur ! »
Et, dans une étreinte chaude et solide, les deux hommes échangent un vigoureux shake-hand.
Cela fait, en quelques mots James Wood explique ce qui lui est arrivé.
C’est d’ailleurs, à très peu de chose près, ce qui est advenu au Français,
Comme de Nansac, lui aussi fut enlevé du pont de l’Australia par le paquet de mer et emporté au large ; lui aussi se crut tout d’abord perdu.
Excellent nageur, il put cependant se maintenir à la surface du flot.
Le seul fait différent dans son aventure, c’est qu’il put aborder seul et assez rapidement sur cette côte inconnue, ce qui lui permit d’entendre dans la nuit les appels désespérés de son compagnon et de le sauver, au moment précis où ce dernier se croyait bien perdu.
Tout ceci est narré par l’Anglais en quelques mots, car, transis, glacés, la nuit étant terriblement fraîche, ils grelottent tous les deux dans leurs vêtements trempés et n’ont qu’une pensée : c’est de gagner l’intérieur des terres, afin d’y trouver, si possible, un abri, du feu et quelque boisson chaude.
S’aidant mutuellement et grâce à la petite lampe électrique de l’ingénieur, lampe qu’il porte toujours sur lui, enfermée dans un étui hermétiquement clos, ils peuvent, sautant de roche en roche, atteindre assez vite une plage de sable fin.
C’est, autant qu’il leur est possible de s’en rendre compte dans cette nuit profonde, une sorte de crique en demi-lune s’étendant assez loin jusqu’au pied de falaises noires dont ils n’aperçoivent pas le sommet.
Une fois sur la grève et avant de se mettre en quête d’un abri, ils observent attentivement la mer, dans l’espérance d’apercevoir au large soit les feux d’un navire, soit la mystérieuse petite étoile verte si étrangement disparue.
Ils sont en effet, et avec un semblant de raison, persuadés que c’est à l’apparition de cette dernière qu’ils doivent ce qui leur est arrivé, et ne seraient pas surpris, au fond, de la voir luire tout à coup et à nouveau devant leurs yeux.
Sa venue et sa disparition n’ont-elles pas été en fait aussi mystérieuses l’une que l’autre ? La revoir brusquement ne serait donc pas impossible.
Et c’est pourquoi ils fouillent attentivement du regard l’étendue sombre qui se trouve devant eux.
Mais c’est en vain qu’ils regardent, qu’ils observent, qu’ils attendent.
Aucun feu de navire ne se montre dans la nuit.
Aucune lueur verte ne troue l’obscurité profonde qui pèse sur l’Océan, dont la voix lente et sourde monte seule jusqu’à leurs oreilles.
Convaincus qu’il serait inutile de prolonger en ce lieu une halte qui ne leur rapporte rien, ils se résolvent alors à s’éloigner et à se remettre en quête de quelque abri.
Ne serait-ce que pour se réchauffer et pour redonner à leurs membres qui s’ankylosent un peu de souplesse, il leur faut se remuer et agir.
Aussi, et sans plus tarder, après un dernier coup d’œil autour d’eux, se remettent-ils en marche, longeant le pied de la falaise.
Ce qu’ils cherchent, à défaut d’une demeure confortable, c’est une grotte ou une anfractuosité de rocher à l’abri de quoi ils pourront se réfugier et allumer un feu en attendant le jour.
Ils avancent durant un bon quart d’heure sans découvrir ce qu’ils souhaitent.
C’est seulement ce temps écoulé et alors qu’ils commencent à désespérer qu’ils arrivent devant une construction basse et qui extérieurement leur semble abandonnée.
C’est une modeste cabane ornée d’une porte pleine, de deux fenêtres et d’un toit couvert en ardoises, que surmonte une cheminée de laquelle ne sort d’ailleurs aucune fumée.
Le tout, construit en pierres, est appuyé à la falaise, avec laquelle il semble faire corps.
C’est plus qu’il n’en faut pour donner aux deux naufragés la certitude que le ou les habitants de cette demeure ne sont pas des sauvages, mais bien des individus qui connaissent la civilisation et n’ont pas l’habitude de vivre dans des huttes, des gourbis ou des trous.
De toutes les façons, habitée ou non, cette cabane est la bienvenue.
« Nous entrons ? questionne Wood, qui, sa lanterne à la main, a fait extérieurement un examen rapide du logis.
— Entrons, répond de Nansac. Il fera certainement meilleur à l’intérieur que dehors. »
« C’est mon avis, répond l’Anglais.
Et il frappe vigoureusement à la porte.
En homme pressé de se sentir à l’abri, il ne prend aucun ménagement pour signaler sa présence et heurte le bois à grands coups.
Comme rien ne lui répond, il en conclut que la cabane est vide pour le moment et que le ou les propriétaires sont absents.
Ne se souciant pas de rester plus longtemps sur la grève à grelotter, il avise une sorte de loqueteau, qu’il essaye de faire jouer, escomptant une résistance.
Mais, à sa grande surprise, non moins qu’à celle du Français, le battant cède tout de suite et s’ouvre sous une faible poussée.
Wood, grâce à la clarté de sa lampe, a tôt fait de jeter à l’intérieur un coup d’œil investigateur.
Ce qu’il supposait est vrai. Le logis est désert.
Prestement il y pousse son compagnon, le suit et referme aussitôt la porte derrière eux.
Les voilà dans la cabane ; ils sont momentanément à l’abri.
S’aidant toujours de la lampe, il fait un examen sommaire des lieux.
Ils se trouvent dans une chambre assez vaste, au milieu de laquelle est une table de bois blanc qu’encadrent deux escabeaux et un fauteuil de paille. Dans un angle est une couchette simple, mais propre. Une cheminée dans laquelle est entassé une sorte de bûcher de bois disposé pour une flambée prochaine, orne un autre coin.
Aux murs sont accrochés des ustensiles de pêche, filets, harpons, lignes de fond, nasses, tridents.
Les deux fenêtres n’ont pas de volets et sont simplement masquées par des morceaux de toile à voile.
Les propriétaires de ce logis, dont la porte n’est fermée qu’au loqueteau, ne semblent redouter ni les voleurs ni les mauvaises visites.
Sur la table se trouve un gros falot pareil à ceux que l’on suspend dans les postes d’équipage à bord des bateaux de pêche.
Enfin, au-dessus d’une espèce de vieux bahut se voient de la vaisselle et quelques boîtes de conserves, ainsi qu’une bouteille contenant un liquide qu’à l’odeur Wood déclare être du whisky.
Ces découvertes successives amènent le Français à formuler cette réflexion :
« On nous attendrait, que les choses ne seraient pas mieux préparées ; ne trouvez-vous pas, ami ?
— C’est mon avis, remarque James Wood. D’ailleurs, que tout cela soit ou ne soit pas pour nous, je déclare que je vais agir comme si j’étais chez moi. Si le maître de cette demeure se présente, il verra bien vite à qui il a affaire, et, s’il le désire, nous l’indemniserons ; j’ai sur moi ce qu’il faut pour cela. »
Il dit, allume le falot, puis s’occupe aussitôt de mettre le feu au bois entassé dans la cheminée.
Deux minutes ne se sont pas écoulées qu’une flamme vive et joyeuse éclaire toute la chambre.
Et vraiment cela leur semble particulièrement agréable après le bain prolongé qu’ils viennent de prendre.
Ils ont tôt fait de se dévêtir en partie et d’étendre devant le foyer, sur les escabeaux, les vêtements qu’ils ont quittés.
Ils sont nus jusqu’à la ceinture et se tiennent devant l’âtre en se laissant griller avec joie.
Ils ne sont pas longs à être ragaillardis par la chaleur.
Deux boujarons de whisky avalés coup sur coup réchauffent l’intérieur et les remettent complètement d’aplomb.
En somme, ils n’ont pas trop à se plaindre de leur aventure, qui franchement eût pu tourner beaucoup plus mal.
Tout en s’occupant à faire chauffer dans un récipient trouvé dans le bahut, le contenu d’une boîte de viande de conserve, Wood remarque avec justesse que bien peu de naufragés pourraient se flatter de s’en tirer aussi honorablement.
« Certes, déclare-t-il, nous sommes incapables de dire où nous sommes ; mais pour le moment, j’avoue que cela ne m’intéresse guère. La seule chose dont nous pouvons, je crois, être sûrs, c’est que nous nous trouvons en terre civilisée. Pour le reste, nous verrons plus tard. »
Et l’étrange garçon, qui, décidément, est un être pratique et fort peu embarrassé, s’occupe à surveiller attentivement la cuisson de son plat, qui répand déjà dans la cabane une odeur des plus engageantes.
Le Français n’est d’ailleurs guère plus gêné que lui.
Comprenant les intentions de son compagnon, il dresse le couvert sur la table briquée à blanc. Cela fait, il fouille dans tous les coins, découvre dans une sorte de retrait en planches un petit tonneau renfermant du vin qu’au goût il affirme être un petit bordeaux délicieux.
Une demi-heure ne s’est pas écoulée depuis leur entrée dans la cabane qu’ils sont déjà installés à la table et dévorent d’un merveilleux appétit les quelques victuailles disposées devant eux.
Tout en mangeant ils font plus ample connaissance, et leur repas n’est pas achevé qu’ils peuvent se considérer comme les meilleurs amis du monde.
Ils n’ont pas été longs à se raconter leur histoire, qui d’ailleurs est des plus simples et tient en quelques mots.
Orphelin, héritier d’une jolie fortune, dont l’existence parisienne lui dévora les trois quarts, René de Nansac, après avoir donné sa démission de lieutenant, s’est expatrié dans l’intention de tenter quelque chose d’utile en Australie. N’ayant pas découvert en ce pays ce qu’il espérait, il se décida à faire une seconde expérience aux Indes. C’est ainsi qu’il se trouva à bord de l’Australia et en route pour Bombay.
Physiquement, c’est un grand garçon de trente-deux ans, solidement musclé, au visage un peu pâle, doux et énergique, qu’agrémente une moustache brune très fine.
James Harris Wood, lui, est ingénieur, mais très riche ; il ne navigue que pour son plaisir. Il connaît d’ailleurs irablement les cinq parties du monde qu’il a déjà parcourues maintes fois.
Actif, intelligent, n’aimant que les voyages, c’est un homme de trente-cinq ans, blond, complètement imberbe et apte à tous les sports.
Natures droites, sincères, ces deux êtres sont naturellement faits pour se plaire et s’entendre irablement. Quel que soit le sort qui leur est réservé, ils sont prêts, dès à présent, à er en commun les caprices de la destinée.
Pour le moment, elle ne se montre d’ailleurs pas trop cruelle envers eux, et les deux amis le constatent avec une réelle satisfaction.
Ils ont remis leurs vêtements tout à fait secs et, les pieds au feu, savourent leur whisky tout en bavardant.
À présent qu’ils se connaissent mieux, ils parlent tout naturellement de l’incident imprévu – ce n’est déjà plus un accident – qui les a jetés l’un et autre à la mer, et, tout naturellement aussi, leur conversation tombe sur le mystérieux feu vert aperçu quelques heures plus tôt.
Doivent-ils associer sa présence à l’étrange lueur aperçue brusquement et à la trombe d’eau qui s’abattit ensuite sur le pont de l’Australia et les culbuta par-dessus bord ?
James Wood ne le pense pas.
D’après lui, ils ont été tout bonnement enlevés de leur poste d’observation par une lame de fond.
La chose ainsi expliquée est assez vraisemblable ; cependant de Nansac ne paraît pas tout à fait convaincu.
D’ailleurs, que l’Anglais soit ou non dans le vrai sur ce point, il n’en reste pas moins un fait mystérieux dans leur aventure : l’apparition de cette singulière étoile verte qu’ils n’ont plus aperçue une fois à la mer, et dont il leur est matériellement impossible d’expliquer la provenance.
Wood tient toujours pour quelque phénomène physique.
De Nansac, lui, ne sait trop que penser, la présence d’une bouée lumineuse flottant en cette partie déserte de l’océan Indien lui paraissant de plus en plus invraisemblable.
Et puis, pourquoi avait-elle si brusquement disparu ?
À bavarder ainsi le temps e.
Le ou les propriétaires de la cabane ne se présentant toujours pas, les deux amis prennent la résolution de songer au repos, car la fatigue, peu à peu, alourdit leurs paupières.
Bien qu’il n’y ait certainement aucun danger à craindre, ils décident de veiller au coin du feu à tour de rôle.
Wood s’offre à prendre la garde le premier, et, pendant que de Nansac s’étend sur la couchette, il s’installe, lui, dans le fauteuil de paille, devant le foyer.
Cinq minutes plus tard le Français dort à poings fermés.
Tout d’abord James Wood ne quitte pas sa place, mais à la longue, le sommeil le gagnant, il juge bon de réagir et se promène de long en large dans la chambre.
En allant et venant de la sorte, il s’arrête devant l’une des deux fenêtres et soulève machinalement la toile afin de jeter au dehors un rapide regard.
Sur l’Océan la nuit est toujours aussi noire, et l’Anglais se dispose à laisser tomber le semblant de rideau qu’il retient d’une main, lorsqu’un cri étouffé lui monte soudain aux lèvres :
« By Jove » gronde-t-il.
En même temps il se penche, et son visage se colle à la vitre.
Un moment, dix secondes à peine, il regarde, mais cela lui suffit.
Tout aussi vite il laisse retomber la toile, court à son compagnon, qu’il secoue sans le moindre ménagement.
Surpris, ahuri, ce dernier se dresse sur son séant, regarde son ami d’un air effaré.
Évidemment, il ne se rend compte, sur le moment, ni du lieu où il se trouve ni de ce qui lui arrive.
James Wood a tôt fait de le rappeler au sentiment de la réalité.
« Debout, Nansac ! debout ! Le feu vert ! Je viens de voir le feu vert.
— Quoi ? fait le Français en sautant à bas de sa couchette. Vous dites ? »
Mais déjà l’Anglais l’a pris au poignet et l’entraîne vers la porte.
« Venez ! clame-t-il, venez vite ; je vous dis que le feu vert, ce mystérieux feu que nous avons vu s’allumer à un quart de mille de l’Australia, flotte en ce moment à quelques encablures à peine de cette côte, et en vue de cette demeure. Venez ! mais venez donc, il va encore disparaître, et nous ne saurons rien. »
Au dehors, l’obscurité est toujours profonde.
Wood ne s’est pas trompé. Il a bien vu.
Pourtant une surprise l’attend.
Il a aperçu par la fenêtre un seul feu, et maintenant il y en a quatre devant lui.
« By Jove ! gronde-t-il. Je rêve ! »
Mais non, il ne rêve pas, et de Nansac peut faire la même constatation.
Bien mieux, un cinquième feu s’allume en leur présence, puis un sixième, un septième, un huitième.
Il y en a bientôt vingt.
Cela forme, au large et dans la nuit obscure, un chapelet lumineux qui s’étend en demi-cercle jusqu’à un quart de mille de la côte.
Qu’est-ce que cela peut bien être ?
Silencieux, immobiles, les deux hommes regardent et ne comprennent pas, et pendant dix bonnes minutes ils restent là perdus dans tout un monde de pensées.
Enfin James Wood, le premier, rompt le silence.
« Mon cher Nansac, dit-il, j’ai bien peur de vous devoir dix livres. J’avais cru à bord de l’Australia, à quelque phénomène physique dans le genre des feux comozants[1] de nos matelots anglais, phénomène dû à des décharges électriques partielles. Je suis forcé de constater que j’ai fait erreur. La nature ici n’est pas en jeu. Ce que nous apercevons devant nous est dû à la main des hommes.
— Vous croyez ? fait Nansac.
— J’en jurerais. J’aime mieux cela d’ailleurs, nous aurons ainsi plus facilement l’explication que nous souhaitons. Le premier être humain venu nous renseignera sur ces lueurs étranges.
— Comme il nous renseignera, je l’espère, remarque le Français, sur cet autre feu qui vient de surgir là-bas. »
Et sa main tendue désigne au loin, dans la nuit, une petite étoile rouge que ni Wood ni lui n’avaient encore aperçue.
À l’encontre des feux verts qui semblent immobiles, celui-là ne reste pas en place.
Il vient de la haute mer, glisse sur l’eau, e bientôt entre les étoiles vertes et, cette ligne franchie, se dirige vers l’ouest avec une singulière rapidité.
« Positivement, dit Nansac, on dirait qu’il vole à la surface du flot, telle une libellule à la surface d’un étang. »
Intrigués, les deux hommes le suivent curieusement dans ses évolutions.
Mais ils ne sont pas au bout de leurs surprises.
Tout à coup Wood saisit Nansac au poignet, et, la voix sourde :
« Ah ! par exemple ! fait-il ; au ciel, regardez au ciel, maintenant, cher ami. »
Le Français obéit et, aussi ému que son compagnon, demeure les yeux en l’air et pétrifié d’étonnement.
Au-dessus de leurs têtes, se détachant en clair sur le noir des nuages, un signe apparaît net et lumineux.
Ce signe, qui peut assez bien se reproduire de la façon suivante,
ressemble à s’y méprendre à l’R hiératique égyptien.
C’est évidemment un signal.
Les naufragés n’ont d’ailleurs pas le temps de l’observer aussi longtemps qu’ils le voudraient, car brusquement il disparaît.
Pendant quelques secondes les deux amis restent le nez en l’air, dans l’attente de quelque nouvelle manifestation lumineuse, mais rien ne réapparaît.
Bien mieux, ayant reporté leurs regards vers la mer, ils constatent, non sans dépit, que les feux rouge et verts se sont également éteints.
Devant eux il n’y a plus qu’un trou noir, il n’y a plus que la nuit.
Escomptant un retour brusque des lueurs mystérieuses, ils ne peuvent cependant se résoudre à s’éloigner, et pendant vingt bonnes minutes ils restent sur place, nerveux et réellement intrigués. Mais leur attente est inutile, rien ne se montre au large et le ciel reste sombre.
Alors, d’un mouvement machinal, Wood se frotte les yeux, puis il touche de la main l’épaule de son compagnon et murmure :
« Rentrons, voulez-vous ? »
Sans un mot, de Nansac lui obéit.
Et c’est songeurs et en silence qu’ils se remettent en route.
Cinq minutes plus tard ils se retrouvent devant la cabane.
Mais là les attend une surprise nouvelle.
La porte, qu’ils sont sûrs d’avoir laissée ouverte derrière eux, en partant, est fermée à présent.
Or il est impossible d’acc le vent d’avoir agi en la circonstance, car il n’y a pas, au dehors, le plus léger souffle d’air.
De plus, en entrant dans l’unique pièce de la cabane, ils constatent que le falot laissé allumé par eux est éteint, et même éteint depuis peu de temps, car le verre est encore chaud sous les doigts de Wood, qui le fait constater à son compagnon, et l’odeur très caractéristique que laisse une lampe à huile récemment soufflée flotte encore dans l’air.
Quelqu’un est donc venu en leur absence.
Durant la demi-heure qu’ils sont restés sur la grève, le maître de ce modeste logis est donc rentré chez lui.
Le fait n’est pas impossible.
Les deux amis en ont bientôt la certitude lorsque, ayant rallumé le fanal, ils aperçoivent sur la table la bouteille de whisky et un verre dans le fond duquel se trouve encore un peu de ce liquide.
Or, Wood et de Nansac se souviennent parfaitement que, leur repas terminé, ils ont, en gens ordonnés et corrects, tout remis en place sur le vieux bahut.
Cette découverte nouvelle s’ajoutant à l’apparition des feux rouge et verts et au signe étrange et lumineux aperçu dans la nue, les laisse quelque peu ahuris et indécis.
Soudain de Nansac s’élance vers l’entrée de la cabane et sort sur le seuil de la porte.
L’oreille tendue, il écoute, cherche à percevoir dans le grand silence qui règne autour de lui un bruit de pas qui lui indiquera la direction prise par le maître de leur retraite.
Il ne fait en effet aucun doute pour le jeune homme que le propriétaire de la cabane ou, à son défaut, la personne venue en leur absence, ne peut être loin.
Mais il a beau écouter avec le plus grand soin, rien ne vient troubler le grand calme delà nuit, et seul le murmure doux et monotone du flot caressant les roches voisines parvient jusqu’à lui.
Comme il rentre dans la cabane, il trouve Wood fort occupé à examiner une boîte en acajou posée sur le bahut, et comme il interroge l’ingénieur, celui-ci lui apprend qu’il vient de trouver cet objet à l’endroit même où il est.
C’est un coffre solide de dimension moyenne, à poignées de cuivre, et qui renferme un sextant.
« Certes, affirme l’Anglais, voilà, mon cher de Nansac, un objet qui ajoute encore au mystère qui nous environne. Je suis convaincu, et vous l’êtes certainement comme moi, que ce coffre et son contenu ne se trouvaient pas à cette place lorsque nous vînmes nous réfugier en ce logis désert.
— En effet, approuve le Français, et cela nous est une preuve de plus que l’on est venu ici en notre absence. Si court qu’ait été notre séjour hors de cette demeure, il n’y a pour nous aucun doute à avoir à ce sujet, un être humain, le maître de cette habitation ou un autre, s’est arrêté dans ce logis. Par exemple, je me demande par où il a pu entrer, et surtout comment il a pu sortir sans que nous nous soyons rencontrés nez à nez avec lui.
— Oui, c’est assez étrange, prononce Wood. Il y a là un hasard plutôt singulier. Pourtant, je vous l’avoue, ami, je ne m’en trouble pas outre mesure, et je reste calme en pensant que, puisque quelqu’un est venu ici en notre absence, rien ne me permet de penser qu’il ne se représentera pas pendant que nous sommes là. Attendons, nous verrons bien.
— Attendons, répète philosophiquement de Nansac. C’est, après tout, ce que nous avons l’un et l’autre de mieux à faire. »
Cependant, en dépit de cette sage résolution, les deux jeunes gens sont plus intrigués et plus énervés qu’ils ne veulent bien le laisser paraître.
Assis devant l’âtre dans lequel ils ont jeté quelques bûches pour raviver la flamme qui se mourait, ils songent maintenant en silence, rêveurs et soucieux.
Et cela dure un bon moment.
Par deux fois Wood va regarder à la fenêtre, et de Nansac, de son côté, écoute sur le seuil de la porte, mais rien ne se montre, rien ne se fait entendre qui puisse les intéresser.
C’est le Français qui brusquement met fin à leurs réflexions.
« Au diable soient les choses mystérieuses et troublantes, déclare-t-il en levant. Soyons sérieux. Quand nous nous creions la cervelle toute la nuit pour expliquer ce qui est inexplicable, cela ne nous avancerait guère. Nous sommes certains d’une chose, c’est que des êtres humains vivent autour de nous et que nous nous rencontrerons certainement avec eux avant qu’il soit longtemps. C’est suffisant pour le moment. Au jour, nous chercherons à en savoir davantage. Je vais dormir. Vous me réveillerez lorsque ce sera mon tour de garde. Bonsoir, Wood !
— Bonsoir, de Nansac ! » répond l’Anglais sans quitter sa place.
Déjà le Français est allongé sur sa couche.
Et pendant quelques minutes, c’est dans la chambre un silence profond, troublé seulement par le pétillement du bois flambant dans la cheminée.
Pourtant de Nansac ne dort pas.
Étendu sur le dos et les yeux grands ouverts, il voit son compagnon se lever doucement et aller se poster devant la fenêtre par laquelle, quelques instants plus tôt, il a vu s’allumer le premier feu vert.
Mais Wood ne doit rien distinguer de nouveau et d’intéressant au dehors, car, d’un mouvement nerveux, il laisse retomber le morceau de toile et revient prendre sa place dans le fauteuil devant la cheminée.
Il va se replonger dans sa rêverie, lorsque la voix de son compagnon lui fait lever la tête.
« À propos, questionne le Français, avez-vous idée de l’endroit où nous sommes, Wood ?
— Quel endroit ?… lui est-il répondu. Cette cabane ?
— Non, la terre sur laquelle nous avons abordé. Est-ce une île ? Est-ce un continent ? Nous ne nous sommes pas encore occupés de cela. Votre opinion ? »
L’Anglais réfléchit une seconde.
« Je penche pour une île, répond-il, car, d’après les indications affichées au salon de l’Australia, indications que j’ai relevées quelques secondes avant de monter sur le pont et de lier conversation avec vous, nous nous trouvions alors en plein océan Indien, c’est-à-dire presque à égale distance de toute terre et par conséquent beaucoup trop loin des côtes africaines, australiennes ou autres pour que nous eussions pu y aborder après notre plongeon. Oui, plus j’y songe, et plus je nous crois sur une île.
— Bon, mais quelle île ?
— Une île, réplique simplement Wood, une île, sans plus, une île inconnue et dont nous ne saurons le nom que demain, si notre chance nous permet de rencontrer l’un de ses habitants.
— Vous n’avez aucune idée à ce sujet ?
— Aucune. Si notre accident nous était arrivé plus au sud, je pourrais pencher pour Saint-Paul ou Amsterdam, situées à peu près sur la latitude de l’Australie méridionale, c’est-à-dire entre le 38° de latitude sud et le 75° de longitude est, ou pour les îles Keeling si notre accident s’était produit plus au nord ; mais nous sommes tombés entre les deux, alors je ne sais pas. D’ailleurs, comme vous l’avez dit si judicieusement tout à l’heure, à quoi bon nous cre inutilement la cervelle ? Nous saurons probablement au jour tout ce que nous souhaitons savoir. Dormez donc, car le temps e et nous avons tous les deux grand besoin de repos. À demain les occupations sérieuses. Bonsoir !
— Bonsoir, » répète docile de Nansac, qui, sans plus insister, tourne le nez vers le mur et n’est pas long à s’endormir profondément.
Lorsqu’il se réveille, il fait déjà grand jour.
Vaincu sans doute par la fatigue, Wood a succombé lui aussi au sommeil et ronfle consciencieusement dans son fauteuil devant la cheminée, dans laquelle, faute d’aliment, le feu s’est éteint.
Heureusement qu’avec le jour le froid a disparu.
Nansac va ouvrir la porte et constate que le soleil est déjà très haut sur l’horizon.
La mer s’étend au loin devant lui, sans lame, sans ride, unie comme un lac. La journée promet d’être merveilleuse.
Il revient alors près de son compagnon et le secoue sans façon.
Wood se met tout de suite sur pieds et s’excuse, confus, de son manque de vigilance.
Excuses et regrets superflus d’ailleurs, puisque rien de fâcheux ne s’est produit pendant leur sommeil.
Ils sont même surpris de n’avoir pas reçu à nouveau la visite du propriétaire de la cabane.
Pourtant il est tard déjà.
Au soleil, car leurs montres se sont arrêtées, ils estiment qu’il doit être entre dix et onze heures du matin.
En hâte ils dévorent les restes de leur repas de la nuit, puis, frais, dispos, très gais même, quittent leur refuge et gagnent la grève.
Comme l’a déjà constaté le Français, le temps est superbe, le soleil brille dans son plein et il fait très chaud.
L’Océan, devant eux, est d’un bleu irable, taché seulement, çà et là, par quelques têtes de roches noires qui émergent a fleur d’eau.
Wood tient à la main la boîte en acajou qu’il a trouvée la nuit dans la cabane et dont l’étrange venue les a si fortement intrigués.
Cette boîte, on le sait, contient un sextant avec lequel il compte bien faire son point le moment venu, et relever ainsi la position exacte de la terre sur laquelle ils ont abordé.
Tout en avançant, les deux hommes observent autour d’eux.
Sur leur gauche c’est la mer à perte de vue et sans une voile à l’horizon ; sur leur droite ce sont de hautes falaises sombres et d’un aspect sévère.
Ils ont vite fait de constater que la terre qu’ils foulent est d’essence nettement volcanique.
Le noyau du sol est visiblement formé d’une sorte de trachyte, roche neutre que caractérise sa rudesse au toucher et qui est recouverte d’une substance vitreuse, à cassure éclatante et conchoïdale, ayant l’apparence d’un verre noir translucide.
Wood, en sa qualité d’ingénieur, ne peut s’y tromper ; son ami et lui marchent sur une couche d’obsidienne, et même d’obsidienne porphyroïde, car elle renferme dans sa masse des cristaux de feldspath tels qu’il s’en trouve dans les roches éruptives.
Il le fait remarquer à son compagnon, puis, sans y attacher une plus grande importance, ils poursuivent leur route.
La côte offre, en la partie où ils se trouvent, l’aspect d’une sorte de petite anse naturelle en demi-lune.
C’est vers un petit cap s’allongeant en mer, droit devant eux, qu’ils dirigent leurs pas.
De ce petit promontoire, Wood compte dominer l’Océan et le reste de la côte.
Dès qu’ils y sont parvenus, l’ingénieur regarde le soleil et constate que le moment est venu de se servir de l’instrument qu’il a si heureusement trouvé dans la cabane.
Avec le plus grand soin il sort l’appareil de sa boîte et l’examine attentivement.
C’est un irable outil de précision auquel rien ne manque, pas plus la lunette du commandant Fleuriais, pour les observations de nuit, que la toupie, véritable gyroscope qui permet de prendre les hauteurs quand l’horizon est gras ou invisible.
Lentement, Wood règle toutes les parties de l’instrument, puis il le soulève par la poignée et se met en devoir de viser dans la lunette, tout en faisant glisser doucement sur le limbe l’alidade portant le grand miroir à une extrémité et le vernier à l’autre.
Assis sur un bloc de trachyte, Nansac l’observe en silence et attend curieusement le résultat de l’opération…
Autour d’eux c’est un calme très grand que rien ne trouble : aucun bruit, aucun cri.
La mer unie comme un miroir ne clapote même pas contre les rochers. Dans l’azur bleu ne e aucun oiseau.
N’était la présence sur cette côte de la cabane en laquelle ils ont é la nuit, ils pourraient craindre que cette terre ne soit abandonnée de toute créature vivante.
Cependant, Wood, tranquille, posé, poursuit ses observations, lorsque, brusquement, dans le silence, éclate, sec et inattendu, un coup de feu qui fait se dresser sur place le Français.
Son compagnon ne peut retenir en même temps une exclamation de surprise et de colère, et instinctivement fait un bond en arrière.
Le croyant blessé, de Nansac est déjà près de lui.
Mais l’ingénieur n’est pas touché.
Par contre, il n’en est pas de même du sextant, dont il n’a plus que la poignée entre les doigts et qui gît en miettes sur le sol.
La première minute de surprise ée, les naufragés font résolument face au péril et regardent d’où vient le danger.
Ils sont tout de suite fixés.
À vingt mètres de là, campés comme sur un piédestal au sommet d’un bloc de roche ponceuse, deux hommes se tiennent immobiles.
L’un, grand, maigre, est coiffé d’une sorte de chapeau de toile à larges bords et vêtu d’un costume gris clair dont le pantalon disparaît dans de hautes bottes fauves que serrent au-dessous des genoux des jarretières de cuir.
Une ombrelle, grande ouverte, et qu’il porte un peu en arrière sur l’épaule, l’abrite des rayons du soleil.
De sa main libre il tient un fouet à manche court, roulé, et à sa ceinture se voient deux étuis à revolver qui ne doivent pas être vides.
L’autre personnage, grand aussi, mais large en conséquence, sorte d’Hercule à face rougeaude et tannée, vêtu plus simplement d’un vêtement de toile et chaussé de demi-bottes, se tient à son côté, les deux mains appuyées sur le canon d’une carabine.
Il est coiffé d’une casquette agrémentée d’un cache-nuque. Lui aussi est armé de revolvers, et une hache lui pend au flanc.
Le premier a le visage orné d’une longue barbe blanche ; le second, d’une barbiche rousse.
Ni l’un ni l’autre ne portent de moustaches.
Wood et de Nansac ont tôt fait d’examiner les nouveaux venus, et cet examen ne les calme pas.
Au fond, ils sont furieux.
Bien évidemment ils se rendent compte qu’on n’en voulait pas à leurs jours, car, à cette faible distance, le tireur le moins adroit ne les eût pas manqués ; mais cette façon d’entrer en matière leur paraît tout au moins quelque peu cavalière et déplacée.
Aussi n’hésitent-ils pas à courir vers ces singuliers personnages, afin de leur parler comme il sied à des gens de leur espèce.
Et déjà ils n’en sont plus qu’à dix pas, lorsque, un peu rude, la voix de l’homme à barbe blanche se fait entendre :
« Décidément, Tommy, prononce-t-il en un anglais très pur et en s’adressant à son compagnon, vous êtes, par saint Patrick, un fameux imbécile. Quelle lubie vous a prise ?… Deux lignes plus bas, et vous blessiez sûrement l’un de ces honnêtes gentlemen. Vous rêvez, mon brave ami, vous rêvez, voyons ! »
Et sur cette remarque, sous laquelle, en dépit de la rudesse du ton, de Nansac croit discerner comme une petite nuance d’ironie, l’homme à l’ombrelle se tourne vers les deux naufragés et, employant toujours la même langue :
« En vérité, messieurs, dit-il, vous me voyez confus. J’avais recommandé à mon serviteur de tirer sans pitié sur tout individu ayant allure de pirate ou de forban, mais le drôle a la vue mauvaise, je l’avais oublié. Cela me servira de leçon. Une autre fois, je lui recommanderai simplement d’arrêter les gens et de me les amener ; ce sera plus prudent et plus sage. Toutes mes excuses encore, messieurs, toutes mes excuses. »
Devant cette singulière déclaration, l’Anglais et le Français, quelque peu interloqués, ne savent tout d’abord que penser. L’homme est-il sincère ou se moque-t-il ?
Et Nansac ne peut s’empêcher de songer que, pour un individu ayant la vue mauvaise, le tireur a su pourtant fort proprement briser le sextant entre les mains de celui qui s’en servait.
Et tout de suite l’idée lui vient que cette prétendue maladresse est consciente, et qu’en détruisant l’instrument, on a simplement voulu les empêcher de relever la situation approximative de cette terre inconnue, île ou continent, sur laquelle ils se trouvent.
Mais cette réflexion, il se garde de la dévoiler, il la conserve pour lui, se promettant de la communiquer à son compagnon dès qu’ils se retrouveront seuls.
En attendant, imité en cela par l’ingénieur, il examine plus attentivement l’étrange personnage qui leur parle et qui s’excuse tout en ayant l’air de se moquer.
C’est, vu de plus près, un homme de soixante à soixante-dix ans, mais encore solide et vigoureux.
Le peu que l’on distingue du visage, sous la barbe et les sourcils épais et broussailleux, est comme un parchemin couleur brique, crevassé de rides profondes. Le menton, sous les poils blancs qui le couvrent, avance, fort et volontaire. La bouche est grande, mais les lèvres sont minces. Le nez est de ligne assez régulière, bien qu’un peu long. Les yeux sont petits, mais le regard est aigu avec des reflets d’acier qui leur donnent une véritable dureté. Le front, sous le chapeau rejeté en arrière, apparaît haut et large. L’homme est droit, et sa tête chenue se dresse orgueilleuse et fière sur un corps que l’on devine tout en nerfs et en muscles. Les mains longues, aux doigts osseux, sont agitées d’un mouvement fébrile qui imprime au fouet et à l’ombrelle des sursauts brusques. On devine en cet être une intelligence, une volonté et une force peu communes.
Pourtant, jugeant qu’un examen trop prolongé pourrait paraître à l’inconnu quelque peu déplacé, l’ingénieur juge bon d’élever la voix à son tour.
Il le fait tranquillement, posément, comme s’il ne pressentait rien d’ironique dans les excuses qui leur sont présentées.
« Vous êtes tout pardonné, monsieur, répond-il, et nous sommes d’autant moins portés à récriminer, que l’appareil brisé si malheureusement par votre serviteur ne nous appartenait pas. Ceci dit, puis-je vous demander où nous sommes en ce moment ? C’est, je vous l’avoue, un point, le seul même, dois-je dire, qui nous intéresse, mon ami et moi. Vous me paraissez très accueillant, monsieur, et je suis persuadé que vous vous ferez un plaisir de nous renseigner. »
Cela dit, après une petite pause, souriant :
« Nous sommes ? » questionne-t-il.
Mais, au lieu de répondre, l’homme au parasol regarde attentivement les deux amis, les dévisage de ses petits yeux gris, les lèvres serrées.
On sent, ou devine qu’il voudrait lire au fond de leur pensée.
Dociles, Wood et de Nansac le laissent faire sans la moindre impatience.
Deux minutes s’écoulent.
Enfin, de son ton mi-sérieux, mi-ironique :
« Où vous êtes ? dit l’inconnu. Mais vous êtes chez moi, honorables gentlemen.
— Chez vous, bon, riposte Wood très calme. Voilà un renseignement. Voulez-vous, maintenant, me permettre une question plus précise ? Sommes-nous sur un continent ou sur une île ? »
Mais le singulier personnage ne juge pas encore utile sans doute de répondre à cette interrogation, car, sans paraître s’inquiéter de son interlocuteur, il se tourne vers l’individu qui l’accompagne et lui dit quelques mots en une langue que ni Wood ni Nansac ne comprennent.
Sans répondre, l’homme s’incline, met sa carabine à l’épaule et s’éloigne en courant.
Et c’est seulement lorsqu’il a disparu derrière un éboulis de roches que l’inconnu ramène son regard vers les deux naufragés.
« Vous demandiez ? fait-il.
— Je demandais… » dit Wood.
Mais avant qu’il ait achevé sa phrase :
« Ah ! oui, je sais, coupe le vieillard, je me souviens. Île ou continent ? disiez-vous. Vous tenez beaucoup à être renseignés sur ce point ?
— Beaucoup, » riposte de Nansac que ces manières commencent à agacer.
Pour faire cette réponse et bien que sachant et comprenant l’anglais, le jeune homme a employé sa langue maternelle.
Un peu surpris, l’inconnu la regarde et a un singulier sourire ; puis à mi-voix :
« Well, fait-il, French ! »
Cela dit, en un français très correct et presque sans accent :
« Parfait, ajoute-t-il… Eh bien, cher monsieur, nous vous renseignerons volontiers… mais plus tard. »
Et, sur cette réponse évasive, il redresse la tête et ajoute, la voix soudain changée, presque rude, mais toujours dans la même langue :
« Oui, plus tard, et quand il me plaira… Pour le moment, veuillez me suivre tous les deux, j’ai besoin de vous questionner d’une façon précise. »
Cela est dit d’un ton brusque, autoritaire, et qui ne souffre aucune réplique.
Choqués par cette attitude, les deux amis redressent la tête.
« Monsieur, commence le Français un peu pâle, vous nous traitez vraiment… »
Mais le vieillard ne le laisse pas achever, son regard devient mauvais.
De la main qui tient le fouet, il fait un geste brusque, coupant.
« Assez ! » gronde-t-il.
En même temps, il siffle entre ses lèvres d’une façon spéciale, et, tout aussitôt, de derrière les roches surgissent deux molosses énormes, semblables certainement à ceux que devaient employer en Floride les chasseurs d’esclaves pour retrouver les nègres marrons.
D’un mouvement sec, le singulier personnage a déroulé la longue lanière du fouet et l’a fait claquer dans l’air avec force.
D’un bond les deux bêtes sont près de lui, s’aplatissant à ses pieds et regardant les étrangers en grondant, les yeux sanglants, les babines retroussées, montrant les dents, qui apparaissent blanches et menaçantes.
Alors, reprenant son ton moqueur et toujours en français :
« Honorables gentlemen, dit l’inconnu, je vous présente deux compères inséparables et fidèles : master Water-Spout et master Hurricane[2], deux bons amis à moi, qui ne demandent, voyez, qu’à faire avec vous plus ample et plus minutieuse connaissance. »
Et, sur un grondement des deux bêtes :
« Well, fait-il, durement. Tenez-vous, Dust[3], nous verrons plus tard. »
Et, changeant de ton, ironique à nouveau :
« Pour le moment, explique-t-il, vous allez simplement suivre ces gentlemen, qu’il ne leur arrive rien de fâcheux d’ici leur entrée à Rock-house[4] où ils vont me suivre. »
Il dit, fixe les deux hommes dans les yeux, et avec un rire narquois :
« Quand il vous plaira, jette-t-il. Go ahead ! messieurs ! »
Et sur cette invite, sans plus se soucier d’eux que s’ils n’existaient pas, il leur tourne le dos et se met en marche dans la direction suivie quelques instants plus tôt par l’homme à barbe rousse.
Les chiens se sont placés derrière les deux amis et grondent sourdement.
Résister ne servirait à rien.
D’ailleurs à quoi bon résister ? Ils veulent être renseignés, et le mieux pour cela n’est-il pas de suivre l’étrange et grossier personnage ?
C’est sans doute ce qu’ils pensent, car, après avoir échangé un regard, ils se mettent en marche, accompagnés à courte distance de MM. Water-Spout et Hurricane, qui cessent aussitôt de grogner.
En deçà du bloc énorme sur lequel se tenait l’inconnu, s’étend un sentier tracé de main d’homme, large de deux mètres environ.
Ce sentier monte, en pente assez rapide, entre deux murailles de basalte gris à base d’anorthite.
Ils le suivent en silence pendant un bon moment, et déjà ils se disent que s’ils continuent de la sorte, ils vont certainement atteindre le sommet des falaises ou quelque plateau élevé d’où ils pourront peut-être dominer la contrée.
Mais leur espoir est déçu.
Après un quart d’heure de marche dans cette sorte de couloir qui ne leur permet pas d’apercevoir autre chose que le ciel bleu au-dessus de leurs têtes, ils parviennent devant une poterne métallique près de laquelle s’arrête le vieillard.
Ils ont à peine le temps de le dre que la poterne glisse doucement devant eux et s’enfonce dans le sol.
Sans même leur adresser la parole, l’inconnu s’engage sous une voûte élevée.
« Mais c’est l’entrée d’un château fort ! » remarque Nansac à l’oreille de son compagnon.
De fait, la réflexion est juste.
Cette entrée donne en effet l’impression exacte de quelque construction féodale.
Pourtant, sans hésiter, les deux amis suivent l’homme.
Ils sont à peine sous la voûte, que derrière eux la poterne remonte et ferme aussitôt le age.
Ils remarquent alors que les deux molosses ne sont pas entrés et sont restés au dehors.
L’homme au parasol n’a d’ailleurs plus besoin de leur aide, car l’individu à barbe rousse est là, debout près d’un escalier en escargot, taillé à même la roche.
L’inconnu échange avec lui un coup d’œil, puis se met à gravir l’étroit escalier après avoir fait signe aux deux hommes de le suivre.
Dociles, l’Anglais et le Français obéissent et poursuivent leur route escortés du personnage à la carabine.
Ils gravissent ainsi une soixantaine de marches, puis débouchent sur un palier très large, qu’éclairent des baies étroites en forme de meurtrières.
Les deux naufragés, dans une même pensée, s’élancent vers l’une d’elles afin de regarder au dehors, mais le maître du lieu les arrête en chemin, imité par son compagnon. En même temps :
« Veuillez entrer ici, » dit-il.
Du geste il leur désigne une ouverture creusée dans la pierre, sorte de poterne basse qui s’ouvre sur leur gauche.
À ce moment, les deux hommes ont bien comme une velléité de résistance, mais ils se calment aussi vite.
À quoi bon la violence ? Ne vaut-il pas mieux voir, attendre les événements et agir ensuite selon les circonstances ?
Calmes en apparence, ils franchissent le seuil qu’on leur a désigné. Ils se trouvent alors dans une vaste salle aux murs noirs formés de plaques d’obsidienne curieusement serties dans des montures de cuivre.
Le sol, les parois, le plafond de cette pièce, sont faits de la même matière translucide.
Un globe électrique d’une grande puissance éclaire cette salle, dont le centre est occupé par un vaste bureau chargé de papiers, de plans, d’épures de toutes sortes.
Près du bureau, à portée de la main, est un tableau de marbre blanc posé horizontalement et muni de roues, de robinets, de manettes et de boutons de différentes dimensions.
Sur des tables, des bocaux, des cornues, des alambics, sont étiquetés et rangés avec le plus grand soin.
Dans un coin se dressent un fourneau électrique et un four.
Cette salle, qui est certainement le bureau du vieillard, doit être en même temps son laboratoire.
Il est visible que cet homme s’occupe de chimie.
C’est donc un savant ?
Cette constatation le réconcilie un peu avec les deux hommes.
Ces derniers ont eu à peine le temps de tout examiner autour d’eux, que le maître du lieu leur désigne deux larges fauteuils de cuir placés près de son bureau et leur fait signe de s’asseoir ; puis, se penchant sur le tableau, il pousse un levier à poignée blanche.
Presque aussitôt, un bruit très doux se produit, sorte de glissement qui fart retourner les naufragés d’un mouvement instinctif et prudent.
Mais ils n’ont rien à craindre, pour l’instant tout au moins.
Derrière eux, l’ouverture par laquelle ils viennent de pénétrer se ferme seule, grâce à un panneau mobile qui monte lentement du sol et ret bientôt le haut de la voûte, dans laquelle il s’encastre avec un bruit sec.
L’homme à la barbe rouge se tient immobile à deux mètres derrière les deux amis, qui pour un moment pourraient fort bien se croire transportés dans le cabinet de quelque mystérieux alchimiste du quatorzième siècle.
Assis devant son bureau, le maître de cette étrange demeure semble très occupé à vérifier des papiers et ne paraît guère se soucier de leur présence.
Calmes et très maîtres d’eux-mêmes, les naufragés, renversés dans le fond de leurs fauteuils, attendent qu’il lui plaise de prendre le premier la parole.
L’inconnu ne les fait d’ailleurs pas trop languir.
Abandonnant tout à coup son examen, il lève la tête dans leur direction, et son visage a une crispation rageuse.
Il a ôté son chapeau, et sa tête toute blanche se penche dans leur direction.
Son regard a un reflet singulier, presque cruel, et sa main, aux doigts longs et osseux, se porte, dans un geste presque machinal, vers le plateau de marbre pour s’arrêter sur un bouton blanc marqué d’un X rouge.
L’espace de deux secondes, Nansac et Wood, qui ne le quittent pas des yeux, ont comme le pressentiment de quelque catastrophe prochaine.
Ils ont beau être braves, leurs cœurs se serrent un peu.
Ce n’est heureusement, là, qu’une alerte.
Comme à regret, l’inconnu ramène sa main sur les papiers étendus devant lui et se renverse dans son fauteuil, en disant :
« Çà, voyons, honorables gentlemen, ayez donc la bonté de me dire qui vous êtes, s’il vous plaît ; je serais, by Jove, fort aise de le savoir. »
Puis, avant même que l’un des deux amis ait eu le temps d’ouvrir la bouche :
« Et tout d’abord, ajoute-t-il, qu’êtes-vous ? Français ou Anglais ? Laquelle de ces deux langues dois-je employer avec vous ?
— Celle qu’il vous plaira, réplique tranquillement Wood, qui, les jambes croisées, le monocle à l’œil, reste enfoncé dans son fauteuil.
— L’une et l’autre vous sont familières ?
— Vous l’avez dit.
— Et vous ? »
Cette question s’adresse directement à Nansac.
« Moi, je comprends l’anglais, mais je parle mieux ma langue, répond le jeune homme.
— Oui ! vous êtes Français ?
— Et je m’en fais honneur.
— Well ! Et vous, vous êtes Anglais ?
— Anglais, oui, comme vous, sans doute, monsieur, » réplique Wood.
Mais l’inconnu ne paraît pas ou ne veut pas entendre la fin de la phrase.
Le regard mauvais, il se penche davantage vers les deux amis.
« Comment êtes-vous arrivés ici ?
« Que venez-vous y faire ?
« Qui êtes-vous ? » demande-t-il.
Ces trois questions sont posées d’un ton brusque, autoritaire, presque menaçant.
De Nansac, furieux, se dresse sur place, et la voix tremblante :
« Vraiment, monsieur, dit-il, vous abusez, et votre façon d’agir… vos paroles… »
Mais là, Wood l’arrête du geste, très calme, et lui fait signe de se rasseoir, au moment où l’inconnu pose déjà sa main sur le bouton marqué d’un X rouge.
« Point de colère, ami, déclare-t-il, pas d’emportement ; je suis certain qu’il y a entre cet honorable gentleman et nous un fâcheux malentendu, que des explications claires, nettes, précises, réduiront avant peu à néant. Et d’abord, procédons par ordre. »
Cela dit, il se tourne vers le vieillard.
« Vous désirez savoir, monsieur, comment nous sommes venus ici, dit-il ; c’est facile, et je vais vous l’apprendre. »
Alors, très simplement, sans grandes phrases, il explique ce qui s’est é à bord de l’Australia et n’oublie pas de parler du mystérieux feu vert aperçu dans la nuit.
À ce age, l’inconnu paraît écouter avec plus d’intérêt. Lorsque l’ingénieur narre le singulier accident qui lui est advenu ainsi qu’à son compagnon, lorsqu’il dit qu’une lame de fond les précipita l’un et l’autre à la mer, le vieillard ne peut s’empêcher de jeter un singulier regard à l’homme à la barbe rousse et retient mal comme un mouvement de dépit.
Mais Wood et Nansac n’y portent, sur le moment, aucune attention.
Cette première partie de son récit achevée, l’ingénieur poursuit :
« Inutile de vous affirmer maintenant, monsieur, en réponse à votre seconde question, que nous ne venons rien chercher en ce lieu, et que s’il vous plaît de nous indiquer le moyen de nous en éloigner au plus tôt, soit par mer, soit par terre, nous l’emploierons en hâte. Quant à votre troisième question, il nous est aussi facile d’y répondre qu’aux deux premières. »
Et se levant, très cérémonieusement, il présente de Nansac et se présente ensuite.
Cela fait :
« Nous avons nos papiers sur nous, ajoute-t-il. Certains sont peut-être un peu lavés par le bain que nous prîmes cette nuit fort involontairement, mais vous nous ferez cependant l’honneur de les accepter tels qu’ils seront. Faites comme moi, Nansac. Monsieur, voilà mes papiers.
— Et voilà les miens, » ajoute le Français en jetant sans façon son portefeuille sur le bureau, pendant que Wood dépose tranquillement le sien devant l’inconnu.
Sans la moindre hésitation ce dernier les prend, les ouvre et en vérifie posément le contenu.
De Nansac a grand’peine à contenir son indignation. Il bout sur place, et, s’il ne se retenait, il invectiverait certainement le vieillard.
Heureusement, Wood est là pour le retenir et l’engager au calme.
L’homme a d’ailleurs tôt fait d’examiner le contenu des deux portefeuilles.
Posément il remet tous les papiers en place et les repousse devant lui.
« Allons, monsieur, fait-il en s’adressant à Wood sur un ton moins rude, je crois que vous aviez raison ; il y a entre nous un malentendu, mais je suis persuadé que vous ne m’en tiendrez pas rigueur… Mon excuse est dans le voisinage de deux terres qui me sont également suspectes, l’Australie, pays des convicts, et la Nouvelle-Calédonie, terre des forçats de . Avec de telles voisines, on ne sait jamais à quels visiteurs on peut avoir affaire ; ma méfiance, convenez-en, était dès lors très légitime.
— Très légitime, en effet, accorde Wood, pendant que de Nansac retient mal un léger haussement d’épaules.
— Et maintenant, ajoute l’ingénieur, oserais-je vous demander, monsieur, quels sont vos sentiments à notre égard ?
— Mes sentiments, répète l’inconnu, en le regardant en ricanant… Mais ils n’ont pas changé, ils ne peuvent changer… my dear. »
Et comme Wood réprime mal un mouvement d’impatience :
« Ils ne peuvent changer, complète le vieillard, tant que je ne serai pas fixé sur certains points délicats et qui m’intéressent personnellement… Jusque-là vous êtes pour moi des hommes, c’est-à-dire des êtres capables de fausseté et de duperie ; vous appartenez à cette humanité mesquine et lâche de laquelle sort bien peu d’actions nobles et grandes… J’espère que l’avenir m’apportera un démenti en ce qui vous concerne et que je ne regretterai pas de vous avoir recueillis… Mais, jusque-là, vous comprendrez que je me tienne sur mes gardes. »
Devant ce langage, de Nansac s’est senti pâlir et rougir tour à tour.
L’homme n’a pas fini de parler qu’il est près de lui et, les bras croisés sur la poitrine, mais le regard chargé de colère :
« Vous oubliez que vous parlez à un soldat, dit-il, et votre grossièreté, monsieur… »
Mais l’inconnu s’est brusquement dressé sur place, lui aussi. Son visage s’est congestionné.
Son poing s’abat dans un geste violent sur son bureau, ses yeux ont un éclair sauvage.
« Et vous, gronde-t-il, vous oubliez que vous me parlez ! Et vous ignorez qui je suis ! Après Dieu, sachez-le, il n’y a au monde qu’un maître : moi ! Entendez-vous, monsieur l’officier ? Moi ! Moi ! Moi ! »
Cela est dit d’un tel ton, avec un tel accent de volonté et de force, que Wood, redoutant quelque violence, s’élance entre les deux personnages.
Il est temps qu’il intervienne.
Furieux, mais nullement effrayé, de Nansac n’a pas bronché, et son regard ne quitte pas celui du vieillard, qui dans un mouvement de rage a déjà sorti à demi de son étui l’un des deux revolvers pendus à sa ceinture.
« Allons, allons, Nansac, crie Wood, contenez-vous, by Jove ! La violence, vous le savez, n’a jamais servi aucune cause, et ce n’est pas en vous prenant à la gorge avec monsieur que nous arriverons à une solution raisonnable et, je l’espère, pacifique. Allons, ami, écoutez-moi, asseyez-vous et veuillez me laisser parler pour nous deux ; je crois que cela sera préférable. »
Sans quitter du regard l’inconnu, le Français a un haussement d’épaules, puis, ironique à son tour :
« Oui, fait-il, cela vaudra peut-être mieux… pour tout le monde. »
Et, docile, il recule de quelques pas, laissant l’ingénieur prendre sa place.
Un grand et profond silence succède à cette scène, durant laquelle l’homme à la barbe rouge n’a pas fait un pas, un geste, pour intervenir, et est demeuré immobile, les bras croisés, comme s’il ne voyait et n’entendait rien.
Pendant quelques secondes, les doigts de l’inconnu restent crispés sur la crosse du revolver.
« Monsieur, prononce alors Wood avec le plus grand calme et la plus exquise politesse, vous nous pardonnerez notre étonnement, mais nous arrivons d’un monde qui, je le vois, n’est plus le vôtre, nous entrons un peu brusquement dans un genre de vie qui nous est inconnu. Il y a certainement ici des règles, des usages, des coutumes, un langage même, nous nous en sommes aperçus, que nous ignorons. Mais nous ne sommes ennemis ni de l’imprévu ni des innovations, pourvu qu’ils soient intéressants. C’est vous dire que s’il vous plaît de nous instruire, nous ne demandons qu’à écouter et à retenir ce que l’on nous apprendra. »
Ce langage posé, clair et sous lequel il est difficile de découvrir une ironie cachée semble plaire au vieillard, dont le regard s’adoucit peu à peu.
Cet homme est évidemment un despote, et tout ce qui paraît être un semblant de soumission le charme et lui sourit.
Wood et Nansac ne s’y trompent pas.
Très poli, l’ingénieur poursuit :
« Et d’abord, monsieur, nous permettez-vous de vous demander encore où nous sommes en ce moment ? Est-ce sur une île ?… Est-ce sur un continent ?… »
Le vieillard a laissé retomber son arme dans l’étui de cuir fauve.
Il regarde Wood, puis, le ton bref :
« Sur une île, » répond-il.
Et non sans orgueil, il ajoute aussitôt, élevant la voix :
« Vous êtes dans mon île ! L’île Wildernes, autrement dit l’île de la Solitude ; mais rassurez-vous, ce nom n’implique ici rien de lugubre, rien de triste. Cette terre qui m’appartient et que le monde ignore, renferme des sites charmants et agréables, une végétation luxuriante, un sol riche en filons de toutes sortes : l’or, l’argent, le fer, le platine, s’y trouvent à foison, et je ne doute pas que vous ne l’appréciiez, à la longue, à sa juste valeur.
— À la longue ? réplique Nansac moqueur, avant que Wood ait pu l’en empêcher. Oui, si nous n’en sommes pas partis dans quelques jours ! »
Mais le vieillard, loin de se fâcher à nouveau ainsi que l’a craint l’ingénieur, se contente d’avoir un étrange sourire.
« Il se peut, prononce-t-il. Il se peut, monsieur le Français. Je n’ai pas l’intention de retenir ici qui que ce soit. Vous avez pu, sans me consulter, aborder dans mon île, et c’est sans me consulter que vous pourrez en partir. Voyez ! Rien n’est plus simple. La voie vous est ouverte. »
Sur ce mot il se lève, va à la muraille et presse un bouton.
Il y a un déclic léger, et l’un des panneaux d’obsidienne, glissant dans sa rainure de cuivre, découvre, sur une surface de trois mètres carrés, une immense glace sans tain.
À travers cette baie transparente les deux amis, qui se sont levés muets de surprise, peuvent contempler la mer à perte de vue.
Ils la voient d’ailleurs de près de deux cents mètres de haut.
Sans même remarquer leur étonnement, l’inconnu continue à longer la muraille du laboratoire et, un à un, sans se presser, fait glisser d’autres panneaux et découvre d’autres glaces.
Il ne s’arrête que lorsque la pièce ressemble à une vaste salle vitrée, telle la chambre des projecteurs dans un phare.
Satisfait, sa main se tend alors autour de lui dans un geste circulaire.
« Voyez, dit-il. La mer est là, nous entourant de toutes parts. Je n’ai malheureusement aucune embarcation à mettre à votre disposition, ayant fait détruire celles qui m’ont amené jusqu’ici, et m’étant bien promis de n’en pas construire d’autres ; mais je vous sais, d’après le récit de votre ami, un excellent nageur ; monsieur l’officier, lorsque le cœur vous en dira, aucune barrière ne se dressera entre vous et cette immensité. »
L’ironie est flagrante. De Nansac crispe ses poings et pâlit.
Mais Wood intervient très vite.
« Si je vous comprends bien, monsieur, dit-il, et pour mettre les choses au point, ce qui est toujours utile, nous sommes vos prisonniers ?
— Des prisonniers, réplique le vieillard, qui peuvent s’enfuir le jour où cela leur plaira.
— Oui, par nos propres moyens, remarque l’ingénieur. Nous jouons sur les mots. Et puis je vous demande, dans de telles conditions, ce que vous comptez faire de nous ? »
L’inconnu n’hésite pas.
« Des amis probablement, réplique-t-il… ou des ennemis, à votre choix. »
Ayant dit, il se rassoit devant son bureau.
« Voilà qui est précis, remarque Wood en se tournant vers de Nansac.
— Et clair, appuie l’homme. Si j’avais découvert en vous des bandits évadés de quelque bagne, vous ne seriez déjà plus vivants l’un et l’autre. Le hasard, heureusement, m’a mieux servi que je ne le craignais. Vous êtes en effet tous les deux instruits, intelligents, forts et audacieux, et vous appartenez à cette classe de la société qu’on nomme gens du monde. »
Et, baissant un peu la voix :
« C’est pourquoi, poursuit-il, je veux faire de vous mes alliés… mes seconds.
« Sur cette île inconnue de tous, je prépare de grandes choses, messieurs, des choses qui peuvent et vont bouleverser l’humanité entière… et pour lesquelles des cerveaux jeunes, actifs et de volonté souple me seront d’un appoint considérable. Je serai, moi, le cerveau qui enfante, vous serez, vous, les bras qui agissent. Ici rien ne nous manquera. Aux dernières inventions connues, s’ajoutent celles, plus importantes encore, j’ose le dire, que j’ai faites moi-même et que le monde ne connaîtra jamais.
« Ici nous serons nos maîtres… les maîtres. Nous dominerons l’Univers.
« Vous pouvez donc, remercier votre étoile qui, par un accident banal, vous a fait aborder sur cette côte.
Tout cela a été dit d’un ton de voix sourd, étrange, comme si le vieillard craignait que d’autres que les deux amis pussent l’entendre.
Et comme les deux hommes ne répondent rien, mais le regardent, intéressés malgré tout :
« J’ai grand espoir que nous arrivions à nous entendre, déclare-t-il. Des natures telles que les vôtres doivent aimer le nouveau, se ionner pour l’imprévu. »
Puis, avec un hochement de tête, regardant bien en face les deux naufragés :
« Ici, dit-il, vous serez servis à souhait. Allons, messieurs, un peu de courage, dites que vous acceptez de devenir mes collaborateurs, dites que vous acceptez l’hospitalité que vous offre le maître de cette île. »
Les deux amis l’ont écouté sans l’interrompre.
Au fond, cette hospitalité qu’on leur offre, c’est un peu comme la carte forcée.
En fait, ils ne savent rien de cet être violent et dont la société ne peut guère promettre d’agrément à ceux qui tenteraient de résister à sa domination, à sa volonté égoïste et brutale.
C’est pourquoi, après un coup d’œil à de Nansac, Wood juge bon de ne pas s’engager aussi vite.
Il serait fou de se livrer ainsi pieds et poings liés, à cet homme qu’ils ne connaissent que par des dehors peu engageants, et chez lequel tout paraît étrange et quelque peu mystérieux ; aussi :
« Mon Dieu, monsieur, remarque l’ingénieur, l’offre que vous nous faites est certainement alléchante et fort intéressante, mais vous seriez, j’en suis sûr, le premier à nous considérer comme des êtres légers et sans réflexion si nous acceptions ainsi votre double proposition. Je crois donc qu’il serait sage… et digne de vous de… »
Mais l’inconnu l’a compris.
De la main il lui fait signe de ne pas poursuivre.
Sur son visage se lit comme une contrariété très vive.
Mais cela dure peu. Il domine bien vite cette impression.
Presque aussitôt un semblant de sourire plisse ses lèvres minces.
« Allons, soit ! fait-il. Je veux être bon prince. Je vous donne dix jours, messieurs, pour réfléchir, dix jours durant lesquels vous trouverez à Rock-House le logis, le vivre et le repos le plus complet.
« Tommy ici présent sera à vos ordres. Lisez, dormez, promenez-vous, pêchez.
« Vous êtes libres, libres entièrement. L’île de la Solitude vous appartient. Vous pouvez la parcourir en tous sens et vous considérer comme chez vous.
« Si, dans ce laps de temps, son séjour vous sourit, vous viendrez me le dire ; alors, mais alors seulement, je vous ferai connaître d’une façon plus précise ce que je veux faire de vous. »
Et, sans attendre une réponse, il fait un signe à son serviteur.
« Tommy, prononce-t-il, voilà qui est convenu, ces messieurs sont mes hôtes et mes invités. À partir d’aujourd’hui 14 septembre jusqu’au 24 de ce même mois, tu resteras à leur service et tu leur obéiras comme à moi-même. Tu m’as compris ? »
De la tête l’homme fait un signe affirmatif.
Alors, se tournant vous les deux amis :
« Messieurs, conclut le vieillard, il est midi trente-cinq minutes. S’il vous plaît de partager mon repas, vous me ferez honneur ; si vous aimez mieux rester seuls, vous êtes libres ; je m’en voudrais de vous imposer une présence qui ne vous sourit peut-être pas encore. »
C’est Wood qui répond. Il le fait d’une façon très correcte.
« Nous préférons en effet être seuls, monsieur, dit-il, non parce que votre présence nous déplaît, mais parce que mon ami et moi serons plus libres, ainsi, de discuter et d’envisager l’avenir. Il se peut, en effet, que nous acceptions vos offres, et que nous devenions habitants de votre île ; mais il se peut également que nous la repoussions…
« Vous nous accordez gracieusement dix jours de réflexion, nous allons en profiter, et nous vous en remercions à l’avance. »
L’inconnu s’est levé sur la fin de cette phrase.
Son allure a complètement changé. Il est à présent d’une amabilité parfaite. De brusque et autoritaire, le ton est devenu posé et engageant. Le sauvage s’est mué en homme du monde.
« Soit, à votre aise, dit-il. Je vous l’ai dit, vous êtes libres. Tommy, tu vas montrer à M. Wood et à M. de Nansac les appartements qui leur sont destinés à Rock-House. »
Silencieusement les deux naufragés s’inclinent et, précédés du serviteur attaché à leurs personnes, se dirigent vers l’ouverture qui conduit hors de la salle et que le maître du lieu vient de dégager en faisant glisser de haut en bas le panneau qui la fermait.
Mais, parvenu sur le seuil, l’ingénieur arrête son compagnon et se tourne vers l’inconnu.
« Un dernier mot encore, monsieur, avant de nous séparer, dit-il. De quel nom devons-nous vous appeler ? »
C’est vrai, ni Nansac ni lui ne savent comment se nomme le maître de l’île, et leur curiosité sur ce point est grande.
Qui sait si le nom du vieillard ne les renseignera pas sur sa personnalité ?
Mais celui-ci ne paraît pas pressé de les éclairer sous ce rapport.
Il a une fois encore son singulier sourire, et, un peu ironique :
« Messieurs, répond-il, on donne en certains pays, et notamment en , un surnom typique aux vieux sangliers qui se terrent dans leurs bauges.
« Eh bien, c’est de ce surnom que je tiens à me parer. Je suis, moi aussi, un vieux sanglier enfermé dans sa terre. Je suis le Solitaire, messieurs. »
Et comme les deux hommes ont un petit mouvement, il ajoute, toujours souriant :
« Il me plaît que vous ne me désigniez pas autrement, jusqu’à l’heure où, fixé sur vos intentions, je saurai si je dois vous considérer comme amis ou vous traiter en ennemis. Jusque-là nous sommes neutres. »
Et sur cette conclusion, leur adressant un salut de la main :
« Messieurs, ajoute-t-il, je ne vous retiens pas… Au revoir, dans dix jours.
— Soit, répète Wood, qui comprend que rien ne lui servirait d’insister. Dans dix jours. »
Suivant les instructions reçues, Tommy conduit les deux amis aux chambres qui leur sont réservées, lesquelles se trouvent situées au-dessus du cabinet de travail du maître de l’île.
Ce sont deux pièces claires, simples, mais confortables, meublées à l’anglaise et communiquant entre elles par une ouverture que ferme seulement une lourde tenture orientale.
Chacune d’elles reçoit le jour par deux vastes baies vitrées que peuvent dissimuler des volets pleins, facilement manœuvrables, grâce à un système spécial placé près des lits, à portée de la main.
De ces chambres, qui semblent établies au sommet d’une tour, mais qui sont, en réalité, creusées à même la roche dans l’aiguille d’une montagne de près de trois cents mètres de haut, la vue embrasse la mer et tout le panorama de l’île.
Wood et Nansac doivent s’avouer qu’ils n’auraient pu rêver mieux. La vue est magnifique.
Rapidement ils complètent leur toilette faite un peu hâtivement dans la cabane, et suivent leur serviteur dans la salle à manger, où les attend un repas délicat et complet.
Vins fins, liqueurs, cigares, rien n’y manque.
Le déjeuner terminé, ils manifestent le désir de faire une promenade dans l’intérieur de l’île.
Tommy s’empresse alors de les conduire jusqu’à une construction élevée non loin de Rock-House, où ils trouvent des chevaux que leur serviteur a tôt fait de seller.
Le reste de la journée se e à faire une excursion délicieuse.
De Nansac surtout, ancien lieutenant de chasseurs d’Afrique et cavalier consommé, apprécie fort cette chevauchée dans les terres.
Lorsqu’il rentre à Rock-House, à la nuit tombante, sa rancune envers le « Solitaire » s’est, il faut bien le reconnaître, quelque peu atténuée, sans avoir cependant entièrement disparu.
Il en veut moins au vieillard, voilà tout ; et c’est plus calme, plus maître de soi, qu’il discute avec Wood, avant de s’endormir, de la proposition qui leur a été faite.
En réalité, ce qui les arrête surtout l’un et l’autre, c’est la question de perdre le droit d’abandonner l’île le jour où cela leur conviendra, c’est la pensée qu’ils ne pourront jamais revoir leurs parents ou leurs amis.
Certes, ils ignorent aussi ce qu’on attend d’eux, mais cela ne peut être une chose bien terrible, et cette idée les préoccupe beaucoup moins que la perte de leur liberté, de cette liberté qu’il leur est terriblement dur d’aliéner de gaieté de cœur.
Mais comment pourront-ils faire autrement ?
Ils ne peuvent se dissimuler qu’ils sont au pouvoir de cet homme étrange, qui, pour une raison ignorée, ne les laissera certainement pas quitter volontairement cette terre où la fatalité les a conduits.
« Et c’est assez logique en somme, remarque Wood.
« Le bonhomme m’a tout l’air de s’être créé ici un monde à part, loin des envies, des jalousies, des mensonges et des mesquineries de notre humanité, pour laquelle il ne me paraît pas avoir grande sympathie.
« Il est donc assez naturel qu’il ne tienne pas à ce que les premiers individus venus aillent divulguer sa retraite.
« Il veut rester seul en sa solitude, tranquille et loin des autres hommes, entre ses travaux que rien ne vient troubler et sa liberté qui lui semble, avec raison, préférable à la nôtre. Il nous offre d’être ses amis, mieux, ses associés, c’est déjà bien gentil de sa part.
« Or je crois que le plus simple pour nous sera de faire contre fortune bon cœur. En somme, nous aurions pu tomber plus mal ; les vivres et le logis eussent pu nous faire défaut.
« Qu’en pensez-vous ?
— Je pense, répond de Nansac, je pense que votre raisonnement est sensé, Harris, et j’ai bien peur d’être obligé de m’y ranger aussi ; mais j’avoue qu’il me sera pénible de me dire – même en trouvant le bien-être sur cette terre qui est vraiment irable, même en travaillant à des choses merveilleuses – que je ne reverrai jamais mon pays et les miens.
— Évidemment, évidemment, fait Wood, c’est très pénible, mais qu’y faire ? »
De Nansac réfléchit une minute, puis, baissant la voix, mais d’un ton décidé :
« Chercher, avant de nous résigner, quelque moyen de nous tirer d’ici répliqua-t-il. Tenter une évasion, si nous le pouvons.
— C’est à voir, concède l’Anglais ; mais je crains fort que les dix jours de réflexion que l’on nous a accordés ne nous permettent pas d’essayer quelque chose d’utile, et je crois que notre homme est déjà fixé sur notre réponse. »
Cette phrase fait bondir de Nansac.
« Bon, je n’ai pas encore dit oui, Wood, fait-il.
— Moi non plus, de Nansac, riposte vivement l’Anglais ; j’ai bien peur voyez-vous, que ce ne soit tout comme. »
De fait, l’ingénieur semble avoir raison, car dans les jours qui suivent, c’est en vain que le Français et lui se creusent la tête pour établir un projet de fuite ; ils sont toujours arrêtés par le même obstacle.
Pour s’évader de l’île, pour fausser compagnie au Solitaire, ils n’ont aucune embarcation à leur disposition.
C’est vainement qu’ils font le tour des côtes, qu’ils fouillent les criques, les anses, les plus petits havres : ils ne découvrent rien qui puisse leur permettre de prendre le large.
Au cours de leurs explorations, ils sont arrivés dans l’anse d’une petite rivière, qui décrit un large coude avant de se jeter dans la mer.
D’énormes roches en protègent l’entrée contre l’assaut des vagues, et forment comme une jetée à l’abri de laquelle la rivière s’attarde, calme et profonde.
La vue de ce port naturel redouble l’impatience du Français.
« Et dire, s’écrie-t-il, que nous n’avons pas même un canot, une pirogue, un radeau !…
— Un radeau ? interrompt Wood. Au fait, pourquoi pas ?
— Vous dites ? »
Pour toute réponse, l’Anglais étend le bras vers un bois épais de chênes qui ombrage les bords du cours d’eau, – et il prononce :
« Un radeau, disiez-vous ? Voici, il me semble, de quoi en construire un !
— Avec nos canifs, peut-être ? répond de Nansac, ironique.
— Non point, sir : avec une hache. Je me rappelle avoir entrevu, dans l’écurie, une forte cognée, qui sert à casser le charbon. Elle est ablement ébréchée, et c’est pour cela sans doute que le Solitaire l’a laissée à notre portée. Mais, en l’affûtant…
— Et des clous ? des boulons ? des câbles ?
— À la guerre comme à la guerre : j’avoue que la quincaillerie de Rock-House brille par son absence ; mais, à défaut d’autre chose, n’avons-nous pas dans le bois que nous venons de traverser, une provision de lianes aussi souples que résistantes ?
— Vous avez réponse à tout ! s’écrie le Français. Mon cher ami, en route ; je veux que notre chantier soit inauguré ce soir même ! »
Ils reviennent en hâte.
Comme l’a annoncé l’ingénieur, l’écurie de Rock-House abrite une cognée en assez mauvais état.
Wood lui adapte un manche solide ; pendant ce temps, le Français, en furetant dans la paille, découvre un fragment de meule, dont le grès a vite rendu à la hache le tranchant perdu.
Les deux amis s’empressent de regagner le petit port, où ils ont résolu d’établir leur chantier.
Et c’est sans plus tarder qu’ils se mettent à l’ouvrage.
Ce n’est d’ailleurs pas une mince besogne, car leur outillage est vraiment primitif. Ils n’ont pour travailler que la mauvaise hache découverte dans les écuries et le couteau que Wood porte toujours sur lui.
N’importe, ils ont trop de courage et d’énergie pour se rebuter dans cette e difficile.
Pendant trois jours consécutifs, ils travaillent avec acharnement, ne se laissant décourager ni par la fatigue ni par les difficultés.
Le plus dur est d’abattre et d’ébranler les arbres.
Cela fait, il leur faut ensuite les attacher ensemble.
Pour cela, ce sont encore les lianes de la forêt qui leur tiennent lieu de cordes.
Ils travaillent avec une telle ardeur qu’à la fin de la troisième journée leur construction se trouve déjà fort avancée.
Elle flotte, offrant la forme d’un plateau rectangulaire de quatre mètres de long sur trois de large.
Certes, tout n’est pas terminé.
Il leur faut encore établir un gouvernail, un mât de fortune, préparer des avirons, disposer un léger bordage destiné à retenir et à empêcher de glisser à la mer les quelques provisions qu’ils ont déjà mises de côté et qu’il leur faudra emporter.
Néanmoins, ils en ont assez fait pour être satisfaits.
Positivement ils sont enchantés et ils ont vraiment le droit de l’être.
Jamais besogne ne fut ni mieux ni plus rapidement menée dans d’aussi mauvaises conditions.
Dans vingt-quatre heures au plus tard, leur embarcation sera au point ; ils n’auront plus qu’à la cacher sous des herbes et des branchages pour la retrouver le jour où il leur plaira de fuir.
Et c’est plus calmes l’un et l’autre qu’ils songent aux heures qui les séparent encore du moment où ils devront donner une réponse définitive au maître de l’île.
Fait étrange, mais dont ils n’ont qu’à se féliciter, durant leur travail, ni le Solitaire ni son second n’ont quitté Rock-House.
Fidèle à sa promesse, l’étrange vieillard leur a laissé leur entière liberté.
Peut-être n’ignore-t-il rien de ce qu’ils ont fait, peut-être a-t-il eu vent de leur projet d’évasion ; dans tous les cas, il n’en laisse rien paraître et se garde de les déranger, et c’est dans la tranquillité la plus complète que les deux amis ont pu agir et mener à bien leur difficile besogne.
Ils sont donc arrivés à la veille d’y mettre la dernière main, lorsqu’un événement assez singulier vient brusquement changer le cours de leurs idées et les troubler fortement.
Cela se produit le sixième jour de leur entrée dans l’île, à la tombée du jour.
Réunis dans la chambre de Wood, accoudés à la fenêtre, ils contemplent en silence le coucher du soleil qui descend doucement sur la mer déserte et unie comme un lac, lorsque, dans le calme profond qui règne autour d’eux, se fait entendre tout à coup une voix douce, au timbre pur, mais infiniment triste.
Cette voix chante une vieille romance anglaise. Les accords harmonieux d’une harpe l’accompagnent.
Surpris, car, jusqu’à présent, ils ont cru que l’île n’était habitée que par l’étrange vieillard et son compagnon, les deux jeunes gens échangent un regard et tendent l’oreille.
Ils ne peuvent s’y méprendre, cette voix est celle d’une femme, et même, si l’on en juge par sa fraîcheur, d’une femme jeune encore, peut-être d’une jeune fille.
Qui est cette inconnue ? Que fait-elle sur cette terre ? Quels liens l’attachent au Solitaire ?
C’est ce qu’ils se demandent curieusement, intrigués par ce nouveau mystère qui leur fait oublier, pour un instant, leur projet d’évasion.
Penchés sur l’appui de la fenêtre, ils écoutent, charmés, ces accents lointains et prenants qui montent jusqu’à eux, apportés par une brise légère, lorsque, brusquement et au milieu d’un vers commencé, la chanteuse s’arrête.
Et c’est en vain que les deux amis, justement étonnés, prêtent l’oreille ; pour une raison inconnue la voix s’est éteinte, et tout est à présent rentré dans le silence.
N’importe, ils ont entendu, ils savent qu’ils ne sont plus seuls désormais dans cette île perdue, et, de se dire cela, ils en éprouvent l’un et l’autre comme une joie secrète.
À présent, s’ils se décident à rester, ils n’ont plus la perspective peu engageante de vivre uniquement entre le Solitaire et son second.
Cette inconnue, ils l’espèrent, leur sera une compagne, une amie, une société, et s’ils cèdent au désir du maître, leur captivité leur paraîtra moins longue et moins lourde.
Qui sait d’ailleurs si d’autres êtres humains que cette femme ne se trouvent pas aussi sur cette terre ? En somme, ils ne savent que bien peu de chose.
« Si cela était, remarque Wood, l’existence à venir, convenez-en, de Nansac, nous serait moins pénible. »
Mais, à leur grande surprise, lorsque, le lendemain, le Français questionne Tommy sur la chanteuse, ce dernier ouvre de grands yeux étonnés et paraît ne rien comprendre à ce qu’on lui dit.
Bien mieux, le Solitaire, que Wood rencontre par hasard dans le courant de la même journée, et qu’il ne se gêne pas pour interroger à son tour, manifeste une stupéfaction plus grande encore que celle de son serviteur.
« Une chanteuse ? répète-t-il en tortillant sa barbe blanche ; une romance anglaise ? une harpe ? Sûrement ses hôtes ont rêvé… En vérité, il n’y a rien de semblable dans l’île, à plus forte raison à Rock-House. »
Wood et de Nansac ont été certainement les jouets de quelque singulière et curieuse hallucination de l’ouïe… L’île, il en est certain, il l’affirme même ne contient que quatre habitants : les deux naufragés de l’Australia et le maître de l’île avec son domestique.
Et le Solitaire est si affirmatif que l’ingénieur, un peu dérouté et ne sachant trop que penser, n’ose pas insister.
Mais dès qu’il se retrouve seul avec de Nansac, sa conviction un instant ébranlée lui revient tout entière.
Non, ils ne se sont pas trompés, ils n’ont pas rêvé. Ils ont entendu, ils en sont sûrs.
Le fait même que la chanteuse s’est brusquement arrêtée au milieu de sa romance leur en est une preuve.
C’est certainement par ordre, et parce que l’on craignait que sa voix ne fût entendue, qu’elle dut interrompre son chant.
En niant l’existence de cette femme dans son île, le Solitaire a, c’est certain, une raison ignorée, mais ses dénégations et celles de son second sont vaines : l’opinion des deux amis est faite, ils sont fixés.
Cependant, en dépit de leurs recherches, il leur est impossible, dans les deux jours qui suivent, de rien découvrir au sujet de la mystérieuse inconnue.
Sa voix, d’ailleurs, ne se fait plus entendre, et c’est inutilement qu’ils restent, le soir, à leur fenêtre pendant des heures entières.
C’est alors, et en désespoir de cause, qu’ils se décident à achever leur radeau.
Il leur faut en effet se hâter, car il leur reste quarante-huit heures au plus avant le moment où ils devront se présenter devant le Solitaire.
Aussi dès l’aube se hâtent-ils vers l’anse où, abritée et dissimulée sous un rocher, se trouve leur construction.
Mais là les attend une surprise nouvelle et une déception très grande.
Leur radeau, qu’ils avaient soigneusement caché à l’ombre d’une lourde roche surplombant la rivière, a disparu.
Tout d’abord ils restent anéantis.
Certes, s’ils s’attendaient à quelque chose, ce n’était pas à cela.
Dans les deux jours qu’ils ont interrompu leur travail, affairés à la recherche de l’inconnue, quelqu’un est venu à leur chantier et a fait disparaître le fruit de leurs fatigues et de leurs peines.
Le semblant de liberté qu’on leur laissait était donc simulé.
En réalité on les surveillait, on les épiait, et, pendant qu’ils perdaient leur temps à vouloir découvrir la chanteuse mystérieuse, le Solitaire s’empressait d’anéantir ou de faire disparaître ce radeau qu’ils avaient eu tant de mal à établir pièce à pièce.
Pour de Nansac, le doute n’est pas possible : c’est le maître de l’île qui est l’auteur véritable de cette disparition, et cette pensée le rend réellement furieux.
Wood cherche bien à insinuer qu’ils ont pu être les victimes d’un banal accident, que le radeau, peut-être mal attaché, a pu dériver et, emporté par le courant, gagner la haute mer ; le Français se refuse à le croire, et jure de dire son fait au maître de cette île maudite, dès qu’il se retrouvera en sa présence.
L’ingénieur a beau l’engager au calme, il n’écoute rien. Puisque le radeau a disparu, puisque leurs travaux ont été inutiles, il entend ne pas être plug longtemps la risée du vieillard.
Après un dernier coup d’œil sur la rivière, sur les bords de laquelle ils n’ont plus rien à faire à présent, car le temps matériel leur manque, ils s’en rendent bien compte, pour recommencer une aussi formidable besogne, ils reprennent, navrés, le chemin de Rock-House.
Les vingt minutes qui leur sont nécessaires pour effectuer ce trajet ne suffirent pas à de Nansac pour recouvrer son calme, bien au contraire.
À la réflexion, sa colère contre le Solitaire s’est encore accrue, car, à bien y réfléchir, il lui est impossible de se persuader que cette disparition n’est pas l’œuvre du maître de l’île.
Au fond, mais en se gardant bien de l’avouer, pour ne pas exciter davantage son compagnon déjà assez furieux comme cela, Wood n’est pas loin de partager sa conviction.
Il est évident, en effet, que l’idée d’un accident banal, émise par lui, n’est pas vraisemblable.
Le radeau était, en effet, solidement attaché. De plus, aucun tourbillon n’existait à l’endroit où il était caché. C’était au contraire un coin tout à fait paisible, sorte de renfoncement où le courant de la rivière se faisait à peine sentir.
De Nansac a donc sûrement raison.
Pour que l’embarcation ait disparu, il faut qu’elle ait été enlevée ou détruite, ce qui pour eux revient au même.
De toutes les façons, ils ne peuvent se dissimuler que c’est là une perte sérieuse.
Tout en échangeant leurs impressions, les deux amis arrivent bientôt devant Rock-House.
Est-ce hasard, ou les attendait-on, mais ils se rencontrent sur le seuil avec le Solitaire, qui, en compagnie de son fidèle Tommy et des deux molosses, rentrent aussi au logis, retour de chasse, dit-il.
Mais de Nansac et Wood pensent tout de suite que cette rencontre n’est pas aussi imprévue qu’elle en a l’air.
Pour eux, le vieillard les attend, curieux de contempler leur désappointement et ravi au fond de leur déconvenue.
Cette pensée n’est pas pour apaiser le Français, qui, en dépit des conseils que lui donne à mi-voix son compagnon, n’hésite pas à interpeller sans façon le maître et le serviteur.
Tout d’abord surpris et outré du ton agressif pris par le jeune homme, le Solitaire, cédant à sa nature emportée et autoritaire, sent une bouffée de sang lui monter au visage.
D’un geste brusque ses doigts se crispent sur la carabine qu’il tient à la main et qu’il soulève, prêt déjà à épauler.
Effrayé, Wood fait un mouvement pour s’élancer, pour intervenir.
Mais le vieillard a déjà laissé retomber son arme, dont la crosse heurte la roche avec un bruit sourd.
Chose étrange et que l’ingénieur remarque, non sans un profond étonnement, le Solitaire, loin de céder à son premier mouvement de colère, paraît au contraire se calmer au fur et à mesure que de Nansac continue de parler.
C’est même avec une véritable attention, à présent, qu’il le regarde et l’écoute.
Et Wood, très observateur, constate chez le serviteur la même attitude surprise et anxieuse qu’il vient d’observer chez le maître.
D’où vient ce changement ?
C’est que, les premières paroles violentes prononcées, de Nansac s’est mis à parler d’une chose qui paraît surprendre et intéresser au plus haut point les deux hommes.
Le Français les accuse en effet tous les deux d’avoir fait disparaître ou d’avoir détruit le radeau que lui, de Nansac, en compagnie de son camarade Harris Wood, avait construit et mis péniblement à flot.
L’ingénieur remarque même que le vieillard est à présent très pâle et qu’un tremblement singulier l’agite pendant que de Nansac continue à formuler et à préciser son accusation.
Mais à présent, ce n’est certainement plus la colère qui émeut à ce point l’inconnu ; non, son trouble, car il paraît visiblement troublé, de même d’ailleurs que Tommy, est dû à une autre cause que Wood ne s’explique pas.
De fait, lorsque de Nansac, tremblant de rage, cesse de parler, le vieillard, loin de s’emporter, paraît perdu au contraire dans tout un monde de pensées et bien loin de son interlocuteur.
Un grand silence pèse maintenant sur les quatre hommes, silence de Wood profite pour glisser quelques mots rapides à l’oreille de son compagnon, qui d’ailleurs se contente de hausser les épaules et murmure :
« Pas lui ? Ce serait invraisemblable, Harris, n’en croyez rien.
— Invraisemblable ou non, riposte l’Anglais, je ne crois pas me tromper. Ces deux hommes ne sont pour rien dans la disparition de notre radeau. »
Et comme le Français esquisse un geste de protestation, son ami l’arrête en disant :
« Vous verrez ! vous verrez ! Et si vous m’en croyez… »
Mais il ne peut en dire plus long.
À ce moment le maître de l’île vient de relever la tête, et son regard cherche celui des deux jeunes gens.
Ses lèvres sont pincées, le regard a quelque chose d’étrange en même temps qu’il parle.
Mais sa voix est sourde. On sent, on devine qu’il cherche à l’affermir, à maîtriser le léger tremblement qui lui enlève de son autorité.
Il voudrait dissimuler aux deux amis la préoccupation grave qui hante son cerveau.
« Un radeau, prononce-t-il. Vous aviez construit un radeau, messieurs ?… Et ce radeau ! dites-vous, a disparu. By Jove, voilà qui est particulièrement étrange. »
Wood constate que le vieillard ne cherche pas à se défendre de l’accusation portée contre lui et contre son compagnon.
Évidemment c’est là une chose qui ne le touche pas ou qui ne l’intéresse guère. Ce qui l’occupe visiblement, c’est la disparition de l’embarcation, disparition qui paraît le troubler presque autant que ses hôtes.
Il insiste en effet sur le fait d’une façon toute particulière.
« Disparu ?… Vous êtes bien sûrs ?… Oui, évidemment… vous saviez où vous l’aviez caché… Tu comprends cela, toi, Tommy ? »
Ainsi interrogé, le géant fait un grand geste de surprise, et son visage exprime l’ahurissement le plus complet et le plus sincère.
« Oui, poursuit le vieillard, cela te confond… Pourtant un radeau ne s’escamote pas comme une muscade. Cela demande éclaircissement. C’est ton avis, n’est-ce pas ? »
Et s’adressant directement à de Nansac, stupéfait par ce qu’il juge être du cynisme, et à Wood qui, lui, écoute et observe avec le plus grand intérêt :
« Çà, messieurs, dit-il, vous plairait-il de nous conduire à l’endroit précis où s’est accomplie cette mystérieuse disparition ? Peut-être y découvrirons-nous quelque chose qui nous intéressera. Un détail inaperçu au premier moment peut nous mettre sur la piste. Allons, messieurs, montrez-nous le chemin, voulez-vous ? »
Le Français, outré de l’aplomb, ouvre déjà la bouche pour répondre, mais l’ingénieur lui prend la main et lui coupe la parole :
« Du calme, dit-il, ce qui se e ici est fort intéressant. Exécutons-nous, c’est ce qu’il y a de mieux à faire pour le moment. »
Et, élevant la voix :
« C’est aussi mon avis, master, fait-il. Nous avons, croyez-le, autant de hâte que vous d’éclaircir ce mystère. Venez donc, je vous guide. »
À grands pas, en silence, les quatre hommes s’engagent dans l’étroit sentier qui traverse le bois et aboutit à l’anse où les deux naufragés établirent leur chantier de construction.
De Nansac, un peu ébranlé par l’assurance de son compagnon, marche en observant de côté le maître de l’île, qui avance à grandes enjambées, suivi à courte distance par le géant, lequel, sur un ordre bref de son maître, a découplé les chiens, qui maintenant courent à droite et à gauche de la petite troupe, à travers les taillis et les fourrés, comme à la recherche de quelque piste.
Wood tient la tête et allonge le pas.
Bien certainement il a hâte d’être arrivé.
Heureusement le trajet n’est pas long, et bientôt les quatre hommes font halte au bord de la rivière.
Tout aussitôt l’ingénieur s’empresse de donner au vieillard toutes les indications nécessaires.
Puis, les recherches commencent, minutieuses.
Tout d’abord le Solitaire constate que la corde qui retenait le radeau à sa place, à l’ombre de l’énorme bloc rocheux surplombant le cours d’eau, n’a été ni usée ni coupée, par l’excellente raison qu’elle a disparu avec l’appareil flottant.
Il n’en reste pas la moindre trace. Le câble, à n’en pas douter, a donc été simplement détaché.
Pour le radeau, le maître de l’île affirme qu’il n’a pas été emporté par le flot vers la haute mer, mais que, bien au contraire, on a dû lui faire remonter le courant.
Il en donne pour preuve que les cinq piquets que Wood et de Nansac ont prudemment fichés dans le lit de la rivière, et de distance en distance, afin d’empêcher précisément leur ouvrage de partir au fil de l’eau dans le cas où le câble le retenant se romprait, n’ont pas été dérangés et sont toujours à leur place.
Ainsi donc, quelqu’un a volé le radeau, mais qui ?
De plus en plus intrigué, le Français est venu se placer près du maître de l’île.
« Ah çà, dit-il, ce n’est donc pas vous et Tommy qui avez agi ? »
Mais le vieillard ne l’entend pas ou ne veut pas l’entendre.
Pour le moment, Wood et de Nansac sont certainement fort loin de sa pensée.
La voix changée, il se tourne vers le géant.
Dans son regard se lit maintenant une colère froide et contenue, et il y a de la rage dans sa voix.
« Allons, allons, nous sommes deux imbéciles, garçon, gronde-t-il. L’ouvrage a été mal fait. C’est à recommencer. Holà ! Les chiens en chasse, et vite, le temps presse. »
Et sans même honorer d’un regard les deux amis stupéfaits, il leur tourne le dos et s’éloigne à grands pas, suivi de Tommy et des deux molosses, qui continuent à fouiller les taillis en donnant sourdement de la voix comme à l’approche de quelque danger proche, mais inconnu.
Avant même que les deux naufragés soient revenus de leur surprise, les hommes et les chiens ont disparu sous le couvert du bois.
À présent, de Nansac et Wood sont seuls et se regardent en silence.
Le premier est positivement ahuri de ce qui vient de se produire, et cette scène qui, loin d’éclaircir le mystère entourant la disparition étrange du radeau, semble au contraire l’épaissir, le laisse indécis et nerveux.
Wood, plus posé, plus calme, réfléchit.
C’est vainement que de Nansac, debout au bord de la rivière, contemple l’endroit où se trouvait cachée leur embarcation, comme s’il voulait soulever le voile qui cache ce nouveau mystère ; il n’arrive pas à comprendre.
Dépité, il se retourne alors vers son ami et, un peu rageur :
« Ce sont eux, Wood, déclare-t-il, ce sont eux, j’en jurerais, qui ont fait le coup. Ils jouent la comédie, cherchent à nous égarer avec leur effarement simulé ; mais nous serions des enfants si nous nous y laissions prendre. »
Et comme l’Anglais ne répond même pas :
« Voyons ! crie-t-il, qui voulez-vous que ce soit ? Ces deux drôles l’ont déclaré eux-mêmes, il n’y a pas dans cette île maudite d’autres êtres humains qu’eux et nous ; dès lors qui voulez-vous… ? »
Mais là, Wood l’interrompt doucement.
« À mon avis, dit-il, c’est là le seul point sur lequel ils nous ont menti jusqu’à présent. »
Et, profitant de la surprise de son compagnon :
« L’île du Solitaire, poursuit-il, renferme, ne l’oubliez pas, de Nansac, une personne de plus que nous l’a affirmé son propriétaire. La femme que nous avons entendue chanter, il y a deux jours, n’est pas un mythe, un personnage créé par des imaginations enfiévrées. Ce que nous avons entendu, nous l’avons réellement entendu, et les dénégations du maître de cette terre n’ont rien changé à mon opinion ; donc il y a tout au moins dans cette île une cinquième créature humaine que nous ne connaissons pas.
— D’où vous concluez ?
— D’où je conclus que si, comme je le pense, ce n’est ni notre Solitaire ni son second qui nous ont enlevé notre radeau, ce rapt n’a pu être exécuté que par une personne que nous ignorons ; par exemple, par quelque naufragé se trouvant sans doute dans une situation plus critique que la nôtre. Ne cherchons pas ailleurs, ami. C’est cet inconnu qui est le coupable. Il a eu besoin d’une embarcation pour quelque expédition dans l’intérieur, et, trouvant la nôtre en partie achevée, il nous l’a empruntée. C’est bien cela, allez, ce ne peut être que cela, ne cherchons pas ailleurs.
— Soit, fait de Nansac un peu ébranlé, mais qui cela peut-il être ?… Ne pensez-vous pas, Harris, qu’en cherchant du côté de notre chanteuse… »
Wood songe quelques secondes.
« Hum, fit-il, c’est peu probable, à moins que quelque serviteur dévoué attaché à sa personne… mais j’en doute… Je pencherais bien plutôt pour un autre personnage, dont rien encore ne nous révèle l’existence près de nous et dont nous découvrirons peut-être un beau jour la présence sur cette île… »
Puis, après un court moment de silence durant lequel tous les deux demeurent muets et pensifs :
« Il est cependant une chose qui doit retenir notre attention, de Nansac, reprend l’Anglais en relevant la tête, et cette chose est fort importante, à mon avis.
— Laquelle, ami ?
— C’est que la disparition de notre radeau semble troubler encore plus que nous-mêmes notre cher Solitaire ; c’est que l’idée seule qu’un être humain, autre que vous et moi, se trouve sur sa terre, paraît le jeter, ainsi que son alter ego, dans un émoi considérable.
— Vous croyez ?
— J’en suis certain. Je l’observais avec attention tout à l’heure, et son trouble n’était pas feint. Certes je donnerais gros pour retrouver notre voleur, mais notre homme donnerait, soyez-en persuadé, beaucoup plus que nous encore pour le tenir sous sa coupe.
— Bon, riposte le Français, un inconnu, un naufragé dans notre genre, peut-être. Qu’est-ce que cela peut bien lui faire ?
— Dans notre genre ? murmure Wood. Ce n’est pas sûr. »
Surpris, de Nansac regarde son compagnon.
« Que pensez-vous donc ? » questionne-t-il.
Wood n’hésite pas à répondre :
« Je pense, dit-il, que notre voleur est certainement plus connu que nous ne le supposons du vieillard qui commande ici. Il se peut évidemment que je fasse erreur, mais, à la vérité, je ne le crois pas. L’avenir, je l’espère, nous renseignera sur ce point.
— En attendant, remarque de Nansac, le présent n’est pas des plus réjouissants. Notre travail est perdu, et le temps nous manque pour le recommencer. »
En fait, le Français a raison.
Les heures qui ent les rapprochent en effet du moment où il leur faudra donner une réponse définitive au maître de l’île ; or, avant d’accepter ses offres, ils comptaient lui poser certaines conditions, quitte à fuir si elles étaient repoussées.
Sans leur radeau, comment s’évaderont-ils ?
Aussi est-ce réellement ennuyés et navrés qu’ils regagnent Rock-House.
La fin de la journée s’écoule pour eux longue et émouvante.
Wood lui-même, si calme d’habitude, partage maintenant la nervosité de son compagnon.
La nuit venue, il leur est impossible de fermer l’œil.
Longuement, ils restent à leur fenêtre, préoccupés et rêveurs.
Cela leur permet même d’apercevoir de là le Solitaire et son second.
Précédés des deux molosses, ils suivent la partie du rivage qui s’étend sur une assez faible étendue en contre-bas de l’étrange demeure.
Visiblement ils cherchent quelque chose ou, pour mieux dire, quelqu’un.
C’est, en effet, avec le plus grand soin qu’ils examinent, sondent, vérifient les moindres anfractuosités de roches susceptibles de servir d’abri à quelque être humain.
Les chiens les secondent d’ailleurs merveilleusement.
La nuit est claire, bien que sans lune, et le ciel est parsemé d’étoiles brillantes, ce qui permet aux deux amis de pouvoir suivre pendant près de deux heures, du haut de leur observatoire, les évolutions des hommes et des molosses.
Ce temps écoulé, et le Solitaire et ses aides ayant disparu à un tournant de la falaise dans l’intention évidente de poursuivre les recherches plus à l’ouest, de Nansac et Wood songent alors seulement à se jeter sur leurs couches.
L’ingénieur fait cependant remarquer avant à son compagnon que ce qu’ils viennent de voir confirme de tous points les suppositions qu’il a émises au bord de la rivière, relativement à l’existence d’un personnage nouveau et encore inconnu dont la présence dans l’île trouble certainement la quiétude du vieillard.
Bien évidemment, ce qu’il cherche c’est l’homme, le gêneur, l’ennemi peut-être, et son serviteur le seconde de son mieux, aidé des deux chiens.
De Nansac avoue qu’il commence à partager cette opinion.
Cette constatation ne change d’ailleurs rien à leur propre situation.
Le radeau si étrangement disparu est pour eux une perte énorme, et ce fait si important ne leur permet guère de songer à autre chose.
Le petit jour les trouve aussi préoccupés, aussi nerveux.
Ils ont fort mal dormi, l’un et l’autre, et cela se comprend.
L’ingénieur est soucieux.
Le Français, lui, est d’une humeur détestable.
Sûrement, il ne ferait pas bon qu’il se rencontrât ce matin-là avec le maître de l’île, car il serait à craindre que les deux hommes n’échangeassent des paroles plutôt désagréables.
Afin d’éviter cela, autant que pour se changer les idées, Wood propose une excursion sur les bords de la rivière qu’ils comptaient si bien redescendre en radeau pour gagner la pleine mer.
Au fond, la disparition étrange de l’embarcation occupe le cerveau de l’Anglais, et il espère qu’en remontant lentement le cours de l’eau, il découvrira peut-être quelque chose d’intéressant.
Mais de Nansac refuse et, par esprit de contradiction, préfère une excursion à cheval vers le nord de l’île, où se dresse le cratère éteint d’un ancien volcan.
L’endroit est sauvage, aride, et n’a rien de particulièrement curieux. N’importe, c’est là qu’il veut aller.
Conciliant, Wood y consent, et un quart d’heure plus tard ils partent côte à côte, bien que l’Anglais ait fait observer que leur intérêt serait de ne pas trop s’éloigner de Rock-House, car le ciel est menaçant.
De fait, le temps est lourd, chargé d’électricité, et il est à craindre qu’un orage violent n’éclate d’ici quelques heures.
Mais de Nansac n’a rien voulu écouter.
Docile et affectueux, Wood l’a suivi.
Pendant trois quarts d’heure tout va assez bien, et les deux hommes galopent botte à botte sans échanger une parole.
Ce temps écoule, la situation change, et ce que l’ingénieur avait prévu se produit.
Brusquement le ciel s’obscurcit comme si la nuit tombait tout à coup, et une violente rafale de vent s’abat sur eux, emporte leurs chapeaux et fait se cabrer les chevaux, qui manquent de les désarçonner.
En même temps, un formidable coup de tonnerre ébranle les couches atmosphériques, pendant que des éclairs éblouissants sillonnent la nue. C’est l’ouragan annoncé par l’Anglais.
Déjà de lourdes gouttes d’eau commencent à tomber.
Il s’agit de trouver un refuge au plus tôt, car le temps leur manque pour regagner Rock-House.
L’ombre s’épaissit davantage.
La foudre vient de s’abattre sur un arbre à quelques mètres de là.
Leurs montures effrayées refusent d’avancer.
Par mesure de prudence, les deux hommes mettent pied à terre et, abandonnant le chemin suivi jusqu’alors, s’engagent sur leur droite dans un étroit sentier où ils ne peuvent avancer qu’en file indienne.
Heureusement, ils n’ont pas loin à aller.
Cinq minutes ne se sont pas écoulées qu’ils débouchent sur un étroit plateau devant l’entrée d’une grotte.
Il est temps, car la pluie commence à dégringoler drue, serrée, et la tempête se déchaîne dans toute sa violence.
Les deux hommes ont tôt fait de tirer les bêtes à l’intérieur de la caverne et de se mettre à l’abri.
Wood a heureusement pris la précaution d’emporter quelques provisions au départ, et c’est une chance, car ils ne savent vraiment combien de temps durera cet ouragan.
À présent, assis sur un bloc de pierre, l’ingénieur pense qu’ils auraient mieux fait de rester à Rock-House, mais il se garde d’émettre cette appréciation à haute voix, pour ne pas irriter son compagnon.
Celui-ci est resté debout à l’entrée de la caverne, et regarde l’orage se déchaîner au dehors.
Ce spectacle, d’ailleurs, ne semble pas le mettre de meilleure humeur, bien au contraire.
De fait, après vingt minutes de contemplation, le jeune homme, abandonnant son poste, vient s’asseoir près de Wood et grogne entre ses dents des phrases coupées, hachées, au milieu desquelles l’Anglais ne perçoit distinctement que des mots sans suite, mais suffisamment explicites pour lui :
« Île maudite… Vieillard égoïste et stupide… Terre de voleurs… »
Calme, l’ingénieur ne souffle mot.
Il a allumé une cigarette et se contente de fumer en silence.
Cette tranquillité jette une fois de plus le Français hors de lui. À la fin il n’y tient plus :
« Alors, James, éclate-t-il, vous êtes décidé, vous ?
« Eh bien, moi, pas !
« La proposition de votre Solitaire est inacceptable pour un homme de cœur et de raison saine, et ce n’est pas dans deux jours, mais ce soir même, qu’il saura ce que je pense ! »
Devant cette déclaration, Wood s’est levé lui aussi.
Les paroles que vient de prononcer son ami lui prouvent que le moment est venu de se résoudre à quelque décision nette.
Seuls et certains, au fond de cette caverne, de n’être ni entendus ni surveillés, ils peuvent ca librement et prendre une résolution définitive. Cependant cela ne paraît pas l’émouvoir outre mesure.
Posément, sans hâte, il fait tomber du bout du doigt la cendre de sa cigarette. Emporté par sa mauvaise humeur, de Nansac poursuit :
« Vous agirez comme vous l’entendrez, vous m’entendez, James, comme vous l’entendrez, mais je suis décidé, moi. Je suis décidé ! »
L’ingénieur relève la tête et, sans répondre directement :
« Notre Solitaire, remarque-t-il simplement, n’est pas un homme comme les autres, Nansac. Prévoyez-vous ce qu’il fera de nous si nous repoussons son offre ? »
Le Français le regarde étonné.
« Que voulez-vous qu’il fasse ? » dit-il.
L’Anglais a un geste vague.
« Le sais-je ? fait-il. C’est un violent, un autoritaire… ne l’oublions pas.
Il n’ira pourtant pas jusqu’à nous assassiner ?… » s’exclame de Nansac avec un haut-le-corps.
Wood a une seconde d’hésitation, puis :
« Je n’en jurerais pas, déclare-t-il.
« En tous les cas, soyez persuadé qu’il n’acceptera pas d’un bon œil notre présence dans l’île, dans son île, si nous refusons de le seconder et d’être ses amis.
« Remarquez, Nansac, que je parle de cela sans crainte aucune, car la mort ne me fait pas peur. Oui, je sais qu’il en est de même pour vous. Pourtant, il me répugnerait, je vous l’avoue, de me laisser tuer bêtement comme un chien. »
Le Français a un geste résolu.
« Nous nous défendrons, James ! crie-t-il. Un homme en vaut un autre. Nous nous défendrons.
— Oui, rétorque froidement l’ingénieur, nous nous défendrons si nous voyons venir l’attaque ; mais si nous sommes frappés sournoisement, dans l’ombre ?
« Cet homme m’a tout l’air d’avoir machiné sa demeure, et peut-être même certaines parties de son île, d’une façon inquiétante. C’est l’imprévu que je redoute, et non l’attaque en face. »
Ému, troublé, mais non par la crainte, le Français regarde son compagnon et murmure :
« Alors, il faut céder ? Oh ! Wood ! Wood ! Rien que d’y songer mon sang bout. Céder… céder… »
Mais l’Anglais l’interrompt, et, la parole brève, le ton net, décidé :
« Céder en apparence, oui, dit-il, jusqu’au jour où, connaissant à fond cette île et ceux qui l’habitent, nous pourrons, s’il le faut, prendre l’offensive et agir en maîtres, à notre tour.
« Jusque-là, croyez-moi, soyons prudents, louvoyons, examinons, instruisons-nous. Je vous dis tout cela aujourd’hui seulement, parce qu’ici je peux, sans crainte d’être écouté, vous confier ma pensée, ce qu’il eût été dangereux de faire partout ailleurs.
« Oui, je vous le répète : le maître de cette terre est un être à part.
« En lui, l’homme des premiers âges a repris tous ses droit. C’est un impulsif… c’est un autoritaire… c’est… »
Il n’a pas le loisir d’achever.
Du fond de la caverne, une voix grave s’élève.
« C’est plus qu’un impulsif et qu’un autoritaire, messieurs, prononce-t-elle, c’est un être dangereux et nuisible pour tous.
« C’est un fou ! »
Cela a été dit en un anglais très pur.
La foudre tombant au milieu de la caverne ne produirait certes pas plus d’effet sur les deux hommes que cette étrange déclaration.
Tout d’abord, leur surprise est telle qu’ils restent sur place, bouche bée et sans prononcer un mot.
Mais cet étonnement est vite surmonté.
Ils ont tout de suite l’intuition que l’homme qui leur a enlevé leur radeau est là tout près d’eux, que le personnage que le Solitaire et son second semblent redouter et recherchent avec ardeur depuis la veille, vient de les entendre et leur parle.
D’un même mouvement ils se penchent alors vers le fond de la caverne, cherchent à percer du regard l’ombre épaisse qui leur empêche de voir quoi que ce soit.
« Qui a parlé ? questionne Nansac.
— Qui est là ? » dit Wood.
Alors, du noir, la voix monte à nouveau.
« Veuillez avancer de dix à douze pas vers le fond de cette grotte, leur est-il dit ; vous trouverez là quelques marches naturelles creusées à même le roc, montez-les. Vous arriverez ainsi à un couloir étroit et bas. Suivez-le en vous courbant. La personne qui vous parle vous attend à l’autre extrémité. »
Et comme, au comble de l’ébahissement, ni Wood ni de Nansac ne songent à répondre, à dire qu’ils ont compris, la voix insiste.
« Vous n’avez rien à craindre, messieurs ; sur l’honneur, vous en avez ma parole…
« Le hasard, que je bénis, m’a permis de surprendre votre conversation. Pour moi, je vous en donne l’assurance, vous ne pouvez être que des amis, peut-être même des sauveurs. »
Et les deux hommes, de plus en plus surpris, restant toujours silencieux, on ajoute :
« Je vous en conjure, monsieur Wood, ayez confiance. Au surplus, mon nom, que vous avez peut-être entendu déjà, vous rassurera complètement si vous le connaissez.
« Je suis le major Grégory Fogg ! »
Ce nom est à peine prononcé que l’ingénieur, habituellement si calme et si pondéré, paraît saisi d’une émotion intense.
Brusquement sa main se crispe autour du poignet de Nansac, qu’elle serre nerveusement.
« Mon Dieu, balbutie-t-il en même temps, ce n’est pas possible ! Fogg ! Grégory Fogg ! Je rêve ! Oh ! Venez, ami ! venez vite !
— Vous connaissez donc cet homme ? » questionne le Français ahuri.
Mais Wood ne lui répond pas.
Il l’entraîne, l’aide à gravir les marches, le tire dans le couloir bas, humide et froid qu’on leur a indiqué.
Ils vont ainsi pendant quelques minutes ; ce temps écoulé, ils s’arrêtent et se redressent.
Le couloir ne va pas plus loin.
Ils sont arrivés.
Ils sont maintenant dans une sorte de chambre creusée à même le roc, antre mystérieux et sinistre qu’éclaire une torche résineuse fichée dans une anfractuosité de la muraille.
Cette chambre est ornée de meubles plus que rustiques : une table, deux escabeaux grossièrement équarris, dans un coin une couche primitive formée d’un amas de feuilles sèches sur lesquelles est étendue une couverture de cheval.
Au mur, une hache, un arc, des flèches.
Près de la table, un homme est debout, éclairé par la lueur rougeoyante de la torche.
C’est un garçon de vingt-huit à trente ans, à la moustache et aux cheveux blonds. Une barbe qui date de plusieurs jours couvre ses joues maigres et son menton.
Il est vêtu d’un costume kaki usagé et déchiré par places.
À l’apparition des deux amis, il n’a pas fait un mouvement.
Curieusement Wood et Nansac le regardent, le premier avec une émotion profonde et nullement dissimulée, le second avec une curiosité très grande et très légitime.
C’est le maître de cette singulière demeure qui, le premier, prend la parole.
« Messieurs, dit-il, soyez les bienvenus chez moi et veuillez m’exc si ma demeure n’est pas aussi confortable que votre logis de Rock-House. »
Cette phrase prononcée, il fait un pas vers les deux amis et ajoute :
« Alors, vous me connaissez, Wood ? »
Ému, l’ingénieur le regarde longuement. Puis :
« Je vous reconnais, Fogg, fait-il ; oui, je vous reconnais. Vous avez maigri certes, mais je vous reconnais. Ce sont bien là vos yeux et votre visage, et, bien que deux années déjà se soient écoulées depuis votre mystérieuse disparition, c’est bien le Grégory Fogg que j’ai connu à Londres que je retrouve devant moi.
— Oui, murmure le major, deux ans déjà que je n’ai revu l’Angleterre et les miens. Comme c’est long, deux ans, lorsqu’on se trouve seul et forcé de vivre comme une bête sauvage ! »
Mais aussi vite il se reprend, e sa main sur ses yeux comme pour chasser de pénibles pensées, et regardant les deux amis :
« Mais vous, messieurs, dit-il, comment êtes-vous ici ? On vous a donc enlevés, comme moi ?
— Enlevés ? répètent Nansac et l’ingénieur au comble de la surprise. On vous a enlevé ?
— Certes, fait le major. Serais-je ici, sans cela, et pensez-vous que je serais venu m’enterrer volontairement dans cette île maudite ?
— Alors, dit Wood, votre disparition, Grégory ?
— S’explique par un rapt odieux, Wood.
— Et l’auteur de ce rapt ? questionne Nansac.
— L’auteur, répond le major, vous le connaissez comme moi, c’est le maître de cette île, l’homme qui se fait appeler le Solitaire.
— Et c’est lui qui vous a enfermé ici ?
— Enfermé, non, fait vivement Fogg, car, Dieu merci, je suis libre encore, d’autant plus libre que l’infernal vieillard me croit mort et ne soupçonne certes pas ma présence si près de lui. Ah ! c’est un miracle que je sois encore vivant. »
Et comme Nansac et Wood le regardent sans comprendre :
« Tout cela, dit-il, vous semble inexplicable, incohérent, fou, et pourtant c’est la réalité, aussi étrange puisse-t-elle vous paraître.
« Voilà seize mois que je mène dans cette île cette existence effroyable de troglodyte volontaire, seize mois que je e cette existence atroce d’abandonné, sans que rien me rattache au monde, sans espoir de m’échapper, de reconquérir ma liberté perdue, sans une voix qui réponde à la mienne, seul, tout seul avec, aggravation atroce de mon martyre, l’obligation de me cacher, de ne sortir que la nuit.
« Ah ! je vous le jure, messieurs, si je ne m’étais assigné une mission sacrée, je crois que je me serais tué déjà. »
Émus, bouleversés, l’ingénieur et le Français l’écoutent sans trouver un mot à lui dire.
Mais cette fois encore le major se domine.
Il vient à Wood et, lui prenant affectueusement les mains :
« Par bonheur c’est fini, dit-il, c’est fini. Vous voilà, je ne suis plus seul ! Vous voilà ! vous voilà ! »
Et désignant Nansac :
« Votre ami, Wood ?
— Oui, mon ami, répondit l’Anglais, la gorge encore serrée. M. René de Nansac, Français, ex-lieutenant au 1er chasseurs d’Afrique. »
Et, désignant au jeune homme le propriétaire de l’étrange demeure :
« Un autre ami, Nansac, dit-il, et qui sera vite le vôtre, j’en suis convaincu, le major Andrew Grégory Fogg, du 11e régiment de lanciers, dont je pleurais depuis deux ans la disparition. »
Et sur ces mots, dans un geste spontané, les trois hommes échangent une chaleureuse étreinte, puis Fogg reprend aussitôt :
« Vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Vous ne m’avez pas dit comment et pourquoi vous vous trouvez ici ?
— C’est juste, dit Wood. Si nous sommes ici, ami, c’est qu’un accident nous y a conduits. En un mot, nous avons été enlevés tous les deux par une lame de fond du pont d’un paquebot qui nous conduisait à Bombay.
— Une lame de fond ? répète le major. Ah !
— Oui. L’aventure s’est produite pendant que nous observions un feu vert mystérieux qui flottait à un quart de mille du navire. »
Et rapidement l’ingénieur refait à l’officier anglais le même récit qu’il fit quelques jours plus tôt au maître de l’île.
Nansac remarque alors que le major ne peut réprimer comme un vif mouvement d’intérêt en entendant les faits relatifs à l’étrange feu vert aperçu au large et revu ensuite aux abords de l’île. Et il ne se trompe pas, car Wood a à peine cessé de parler que Fogg prend la parole avec une hâte fébrile.
« Vous êtes sûrs, messieurs, interroge-t-il, que l’Australia a poursuivi sa route après l’accident étrange qui vous arriva ?
— Sûrs, répondent les deux hommes.
— Et il s’éloignait dans une marche régulière ?
— Absolument régulière, affirme de Nansac.
— Il ne paraissait pas avoir subi d’avarie ?
— Non. Du moins je ne le crois pas. »
Sur cette réponse, le major pousse un soupir.
« Dieu merci, murmure-t-il, ces malheureux auront échappé au sort effroyable qui leur était réservé. C’est d’ailleurs assez des autres catastrophes !
— Des autres catastrophes ? » font les deux amis.
Mais Fogg ne les entend pas. Il poursuit son idée.
« Vous aviez parié pour une bouée lumineuse, monsieur de Nansac, dit-il et vous, Wood, pour un phénomène physique. Eh bien, vous faisiez erreur l’un et l’autre. »
Et, grave, il ajoute :
« Ce mystérieux feu vert n’était autre chose qu’une torpille.
— Vous dites ? font les deux hommes.
— Je dis : une torpille, insiste le major, et c’est miracle que l’Australia qui vous portait n’ait pas sauté avec ses agers et son équipage. Pour qu’un tel malheur ne se produisit pas, il fallut vraisemblablement que la torpille explosât avant d’avoir touché la coque du paquebot. C’est ce qui vous explique la lueur aperçue par vous et la trombe d’eau qui s’est abattue sur le pont et que vous aviez prise pour une lame de fond.
— Mais, remarque Nansac, si cette torpille n’a pas touché son but, elle n’a pu exploser.
— Cette remarque serait juste en toute autre circonstance, riposte le major, elle ne l’est pas en ce qui vous concerne, car vous n’aviez pas affaire en cette occurrence à une torpille vigilante automatique mouillée à une distance fixe du fond de la mer et dont la charge s’enflamme par une étoupille à rugueux prenant feu quand la torpille est inclinée à 25°; vous n’aviez pas affaire non plus à une torpille automatique du genre Whitehead ou Schwartzkof, dont la carcasse fusiforme est mise en marche au moyen de l’air comprimé, mais à une torpille dirigeable dont les moteurs sont reliés à la source d’électricité qui leur donne le mouvement.
« Telles sont les torpilles Sims-Édison, que l’on peut conduire ainsi jusqu’à une distance de deux mille mètres.
« Eh bien, ces torpilles, le maître de cette île les a perfectionnées encore, puisqu’il est arrivé à les conduire et à les faire éclater à sa volonté et à quelque distance qu’elles se trouvent, grâce à un procédé qu’il nomme la « Télémécanique sans fil » et qui n’est autre chose qu’une généralisation de la radio-télégraphie, reposant, comme elle, sur la conductibilité intermittente des radio-conducteurs. »
Muets de surprise, les deux amis écoutent sans oser croire ce qu’ils entendent.
« Mais, observe enfin Nansac, cet homme, ce Solitaire, ne pouvait vouloir faire sauter l’Australia. Il ne pouvait avoir une pensée aussi monstrueuse ?
— C’est ce qui vous trompe, monsieur, réplique froidement Fogg. C’était son intention.
« Oh ! vous ne le connaissez pas encore. Croyez-moi, je ne vous ai pas menti tout à l’heure dans mon affirmation.
« Non, le maître de cette île n’est ni un impulsif ni un autoritaire, comme l’assurait Wood, c’est pire que cela.
« Je vous le répète, c’est un être dangereux et nuisible pour tous, c’est plus qu’un malade, plus qu’un maniaque, c’est un fou, et un fou furieux capable d’actes effroyables.
« Ce qu’il peut, vous l’avez vu par cet engin qui explosa à quelques encablures de l’Australia.
« Vous l’avez vu par le chapelet de torpilles gardant l’entrée d’une e secrète conduisant à l’intérieur de l’île et qui, la nuit où vous avez abordé ici, s’est allumé sous vos yeux ; vous l’avez vu par ce signe mystérieux s’allumant dans l’espace, cet R le conviant à rentrer au plus vite, alors qu’il se trouvait au large…
« Ce feu rouge venant de la haute mer, c’était lui qui revenait à toute vitesse à bord d’un bâtiment de son invention, genre de submersible de petite taille irablement agencé et doué d’une vitesse triple certainement de celle des navires les plus rapides.
« Cet R lumineux était provoqué par son alter ego, maître Tommy, qui avait dû avoir connaissance de votre arrivée dans l’île.
« Enfin, messieurs, quand vous le connaîtrez comme moi, vous serez terrifiés ; car si cet homme ne peut tout, il peut en faire assez cependant pour ca des catastrophes et des malheurs irréparables. »
Et profitant de la stupeur dans laquelle ses déclarations plongent les deux hommes, il ajoute :
« Depuis deux ans, j’estime à vingt au moins le nombre des navires qui ont disparu dans l’océan Indien par l’épouvantable volonté de cet être dément. Quand il le veut, et grâce à la complicité des ondes hertziennes, il connaît le age d’un bâtiment à plusieurs milles de son île.
« Et ne croyez pas qu’il cause de telles catastrophes uniquement pour défendre les abords de cette terre, sa terre, comme il la nomme.
« Non, c’est par plaisir, par haine de l’humanité, qu’il se livre à de tels actes.
— Par haine de l’humanité ? Mais que lui a-t-elle donc fait ? questionne Nansac.
— Pour vous l’expliquer, répond Fogg, il faut vous narrer une terrible histoire, histoire qui remonte à douze années déjà, et dont le héros principal est le maître de cette île, l’homme qui nous occupe en ce moment et qui était alors une des gloires de notre pays, Wood.
« D’ailleurs, rien ne me sert de vous cacher plus longtemps son nom, vous le devineriez dès les premiers mots. Je parle du docteur William Sam Guidford !
— Guidford ! s’écrie l’ingénieur. L’individu, le propriétaire de cette île est Sam Guidford ?
— Lui-même !
— Vous êtes certain, Fogg ?
— Trop certain, hélas !
— Mais Guidford fut enfermé il y a douze ans à Bedlam[5]. Guidford était fou. »
De la tête le major approuve, puis, gravement :
« Il l’est encore, Wood, déclare-t-il, mais avec le temps et sa liberté reconquise, sa folie est devenue terrible. Lorsque ses crises le prennent, le docteur n’est plus un homme. Dominé par son idée fixe, il devient pire qu’une bête sauvage ; c’est un monstre, un fauve déchaîné et que rien n’arrête dans ses desseins sanguinaires et féroces.
— Mais quelle est donc sa folie ? » questionne de Nansac.
Alors, simplement, leur désignant deux escabeaux :
« Je vais vous le dire, messieurs, » répond Fogg.
Et, lentement, posément, sans que ses auditeurs eussent même l’idée de l’interrompre, voici en substance ce qu’il leur raconta.
Treize ans avant les événements qui précèdent, l’Angleterre comptait au nombre de ses plus remarquables hommes de science un personnage d’allure simple, de caractère sérieux, de mœurs paisibles et régulières.
Cet homme se nommait William Sam Guidford.
Travailleur, modeste et timide, retiré dans son cottage de Kingston, aux environs de Londres, avec sa femme et sa fillette, un délicieux baby d’une huitaine d’années, il était cependant connu de toute l’Angleterre, où sa réputation égalait presque celle de votre Curie en .
Son nom commençait même à être prononcé avec intérêt dans les milieux scientifiques étrangers.
Ses découvertes, en dépit de sa modestie, l’imposaient peu à peu à l’attention publique, et ceux qui le connaissaient et savaient l’apprécier à sa juste valeur voyaient déjà en lui l’une des plus grandes gloires des Îles Britanniques.
Un événement pénible et inattendu vint, pour un moment, troubler cette existence enviable et en changer le cours heureux et régulier.
Brusquement, le docteur perdit sa femme, enlevée par une crise cardiaque, et, durant quelques jours, ses intimes craignaient que le savant ne se relevât pas de ce coup terrible qui lui ôtait brutalement, en quelques minutes, la compagne aimée de ses travaux et de sa vie.
Par bonheur, la fillette, portrait vivant de sa mère, lui permit de surmonter cette épreuve, et pour elle, pour son Édith, sur laquelle il reporta toute son affection, Sam Guidford résista au découragement. Il put surmonter victorieusement l’accablement moral qui, pendant quelques jours, avait annihilé ses merveilleuses facultés.
Avec une âpreté un peu farouche, il se remit bientôt à ses études et reprit ses recherches interrompues.
L’homme de science reparut, le père se fit plus tendre, plus attentionné. Seuls les amis trouvaient chez l’homme quelques changements visibles.
Le caractère, de réservé et timide, était devenu tout à coup froid et méfiant.
N’ayant jamais beaucoup aimé la vie mondaine, il rechercha plus encore la solitude et éloigna peu à peu les visiteurs.
Et cela dura jusqu’au jour où, par le monde, se répandit comme une traînée de poudre le nom d’un physicien français, le docteur Édouard Branly, élève de l’École normale supérieure, docteur ès sciences, qui venait d’inventer le radio-conducteur ou cohéreur portant son nom et sans lequel le télégraphe sans fil n’aurait jamais pu fonctionner.
Ce fut naturellement par les journaux, en lisant un article très documenté publié dans le Times, que Sam Guidford apprit à la fois et la découverte et le nom de l’inventeur.
Or, lui aussi, depuis longtemps et en secret, dirigeait ses recherches dans le même sens. On savait qu’il s’occupait tout particulièrement des phénomènes électro-statiques dans les circuits des piles, sur les décharges par les rayons violets, par les gaz et par les corps incandescents, mais on ignorait qu’il était prêt à mettre au jour un appareil de son invention dans le genre de celui trouvé par le docteur français.
On s’imagine aisément le coup terrible qu’il reçut en lisant l’article du Times.
Après l’effroyable douleur que lui avait causée la mort de sa compagne, d’apprendre qu’un autre venait de découvrir et de livrer au monde, avant lui, l’irable invention à laquelle il se consacrait depuis des années, était quelque chose d’affreux.
De longues heures il demeura comme égaré et dans l’impossibilité absolue de rassembler ses idées, d’expliquer ce qui lui arrivait.
La présence de son enfant n’eut même pas le pouvoir de le sortir de la sorte d’hébétement morbide qui s’était emparé de son cerveau.
Pourtant, dans les jours qui suivirent, il parvint à nouveau à se ressaisir, et l’on put croire, dans son entourage, qu’un mieux sensible allait, avec le temps, le remettre complètement de cette nouvelle et dure épreuve.
On se trompait.
Sam Guidford était sérieusement atteint cette fois.
En quelques mois tout se modifia chez lui. Son caractère et ses habitudes changèrent. Cet homme doux, aimable, conciliant, devint brusque, autoritaire, violent, ne souffrant, ne tolérant aucune contradiction, troublant ses amis, effrayant sa fille par de terribles accès de colère.
Il s’était remis au travail et des journées entières demeurait confiné dans son laboratoire, prenant à peine le temps de se nourrir ou de se reposer ; il ne songeait même plus à sa fillette, que des amis avaient prise avec eux.
Dans l’espérance que ses études le calmeraient, on le laissait agir.
Et de fait, avec le temps il parut se calmer, lorsque, brusquement, un événement inattendu se produisit qui ramena l’attention sur lui.
Pendant trois semaines, les souverains de tous les pays du monde reçurent des épîtres comminatoires écrites de sa main et signées de son nom, par lesquelles il leur enjoignait d’avoir à s’incliner désormais devant ses décisions.
Le docteur Sam Guidford se croyait à présent l’unique maître de l’univers et de sa petite demeure de Kingston entendait régenter et gouverner le monde entier.
En un mot, le malheureux, accablé par le destin, était devenu fou.
Huit jours plus tard on l’enfermait à Bedlam, et sa fille était définitivement recueillie par le docteur Ralph Fogg et sa femme, deux amis intimes dont le fils, un grand garçon de vingt ans, allait s’engager pour servir aux Indes, son pays.
Mais si Sam Guidford était fou, cette folie ne lui ôtait cependant pas certaines facultés de raisonnement.
Lorsqu’il se vit enfermé et dans l’impossibilité d’agir, de mener jusqu’au bout ses projets de domination et de grandeur, il devint tout d’abord furieux.
Cela dura deux mois.
Mais, ce temps écoulé, il s’assagit tout à coup.
Peu à peu il redevint doux, calme, raisonnable et sensé.
Un an plus tard il revenait au monde, libre, et paraissant avoir oublié à jamais les heures tristes et pénibles qui s’étaient abattues sur lui.
On pense avec quelle joie ses amis apprirent sa guérison et le reçurent chez eux.
Guidford cependant n’était pas sauvé. Il dissimulait simplement.
Trois mois après sa libération et alors que sa fille et ses amis le croyaient revenu pour toujours à la santé, il disparut tout à coup, et, en dépit de toutes les recherches, il fut impossible de retrouver sa trace.
Où était-il parti ? Où se cachait-il ? Que prétendait-il faire ? Vivait-il même encore ? On l’ignorait, et c’étaient là autant de questions qui devaient rester pour longtemps sans réponse.
La seule chose dont on eut connaissance, c’est qu’avant de disparaître il avait pris soin de réaliser et d’emporter avec lui sa fortune, qui était considérable.
En vain lança-t-on sur ses traces les meilleurs détectives, il fut impossible d’apprendre ce qu’il était devenu.
Et, pendant des années, personne n’entendit plus parler de lui.
Dix ans èrent de la sorte…
Dans ce laps de temps, Édith avait grandi, mais ceux qui l’avaient recueillie n’étaient plus. La jeune fille les avait vus disparaître alors qu’elle allait atteindre sa dix-neuvième année, et c’est en compagnie du fils de ses bienfaiteurs, alors officier dans l’Inde, soutenue par celui qui la considérait comme une petite sœur et qu’elle aimait, elle, comme un grand frère, qu’elle avait conduit, à quelques mois d’intervalle, à leur dernière demeure Ralph et sa femme.
Grégory, après la mort de ses parents, avait aussitôt donné sa démission.
Et, seuls désormais, les deux jeunes gens avaient alors vécu côte à côte, orphelins l’un et l’autre et liés plus intimement par l’affectueux et tendre souvenir des chers disparus.
Cependant, et bien qu’elle n’en eût jamais eu de nouvelles, la jeune fille songeait souvent à son père.
L’unique souvenir qu’elle eût du fugitif était la pension qu’il lui faisait verser régulièrement par une banque en laquelle il avait déposé de l’argent à son intention avant de disparaître.
Donc, Édith pensait toujours au disparu, mais sans grand espoir de le revoir jamais, lorsqu’un jour un homme se présenta à elle porteur d’un message.
C’était une lettre du docteur Guidford, de Guidford qui vivait toujours. Par cette lettre, le fou la suppliait devenir le redre, car il était mourant et souhaitait que son enfant fût la seule à lui fermer les yeux.
Grégory Fogg était alors absent de Londres, où Édith et lui s’étaient retirés à la mort de Ralph Fogg et de sa femme, et depuis deux jours se trouvait à Liverpool pour affaires.
Prévenir celui qu’elle appelait son frère et attendre son retour n’était pas possible à la jeune fille.
Laissant un mot pour Grégory, elle partit.
Par ce mot, le jeune homme était prié de venir la redre dans l’ancienne demeure de son père, à Kingston, où le vieillard était revenu en secret pour mourir.
À son retour, intrigué, surpris, mais nullement inquiet, le major s’empressa naturellement d’obéir.
Quelques heures plus tard il était à Kingston, où une dépêche l’avait précédé annonçant son arrivée.
Par les soins de la fille de Sam Guidford, une automobile fermée l’attendait à la gare.
Il y monta.
Mais, fait étrange et qu’il ne s’expliqua pas sur le moment, à peine s’y trouva-t-il installé qu’une torpeur singulière s’empara de lui. Quelques minutes plus tard, en dépit de ses efforts et de sa volonté, il s’endormit profondément.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, ce fut pour se retrouver en compagnie d’Édith, qui guettait son réveil à bord d’un vapeur qui les emportait vers une région inconnue.
La jeune fille n’était d’ailleurs pas plus capable que lui d’expliquer ce qui leur advenait.
Ce qui s’était produit pour Grégory à son arrivée à Kingston, s’était également produit pour elle. On l’avait endormie elle aussi.
Quant à Sam Guidford, inutile de dire que ni l’un ni l’autre ne l’avaient aperçu.
On les avait certainement enlevés par son ordre.
C’est du moins ce qu’ils supposèrent, car, soit sciemment, soit par ignorance, le maître même du bord ne put ou ne voulut pas les renseigner.
Un mois plus tard, après une traversée paisible et durant laquelle ils furent irablement traités, ils débarquaient sur une terre qui leur était totalement inconnue.
C’était là que les attendait et que les accueillit chaleureusement et avec émotion le docteur William Sam Guidford en personne.
Ainsi que l’avait toujours pense Édith, son père n’était donc pas mort.
Édith et Grégory apprirent de la bouche même du docteur ce qu’il avait fait durant cette longue absence.
Guidford n’avait cessé de voyager, cherchant sur toutes les mers du globe la terre inconnue, l’île ignorée de tous où il pourrait enfin vivre en maître, seul et loin du monde, et à sa guise.
Cette terre découverte par lui dans l’océan Indien, il s’y était aussitôt installé, y avait conduit des ouvriers recrutés en Australie et avait fait établir des constructions différentes sur des plans de sa composition.
C’est alors qu’il avait songé à faire venir près de lui Édith et Grégory Fogg, dont il n’avait jamais cessé d’avoir des nouvelles indirectement par des agences secrètes payées en conséquence.
À voir les travaux curieux exécutés dans l’île par son ordre et sous sa direction, à vivre, durant les jours qui suivirent, en compagnie du docteur, Édith et Grégory ravis purent s’imaginer que le savant était bien réellement guéri.
Certes, sa disparition avait bien été singulière, mais en fait Guidford ne s’était jamais désintéressé de son enfant, et l’existence à venir pouvait avoir encore pour tous des jours longs et heureux.
Ils devaient, hélas ! en avoir bien vite le démenti en assistant, témoins muets et impuissants, à un acte d’effroyable démence de la part du docteur.
Trois semaines après l’arrivée des deux jeunes gens dans l’île du Solitaire ainsi que Guidford s’était plu à se baptiser lui-même, les travaux pour lesquels il avait appelé sur sa terre les deux cents ouvriers qui lui étaient utiles prirent définitivement fin.
Le cœur joyeux, largement payés et heureux, après deux années d’absence de regagner enfin leur pays, ces braves gens prirent age sur les deux bâtiments qui les avaient amenés et qui, appartenant au docteur, n’avaient pas quitté l’île.
Tous escomptaient déjà un prompt et heureux retour.
Les malheureux avaient tort d’espérer.
À deux milles au large de la terre et sans qu’un seul des hommes montant les deux navires ait eu le temps de se rendre compte de ce qui se produisait, un choc formidable ébranlait les bâtiments, une effroyable déchirure se produisait dans les coques au-dessous des lignes de flottaison, et les deux vapeurs, s’inclinant brusquement sur bâbord, sombraient avant même qu’une seule embarcation ait pu être lancée à la mer, entraînant dans l’abîme les infortunés, équipage et agers, qui se trouvaient à leurs bords.
Le docteur William Sam Guidford venait de commettre le premier acte de représailles envers cette humanité à laquelle, dans sa folie, il avait voué une haine farouche.
De ce moment l’île du Solitaire ne renfermait plus que cinq habitants : le docteur Guidford, son second, un nommé Tommy Hab, une brute à laquelle il avait sauvé la vie, il ne savait trop pourquoi, à Melbourne, dans un incendie, et qui depuis s’était attaché à lui avec un dévouement sans bornes, une vieille négresse muette mise au service d’Édith, et enfin la fille du docteur et Grégory Fogg.
À ce age de son récit, que de Nansac et Wood ont écouté avec attention, le cœur un peu serré, Fogg s’arrête et e la main sur son front comme pour chasser une pensée obsédante et terrible.
Évidemment le souvenir de l’engloutissement voulu des deux vapeurs et de ceux qui les montaient hante tragiquement son cerveau.
Il voit, il revit encore par la pensée ce drame épouvantable.
Et c’est la voix un peu tremblante qu’il continue :
« Cet acte de folie, messieurs, dit-il, se produisait il y a exactement seize mois, trois semaines à peine après qu’Édith et moi eûmes pris pied sur cette île maudite.
« Et je revois encore l’embarquement de ces infortunés, j’entends encore leurs rires et leurs chants au moment du départ.
« C’était à la fin d’une journée un peu lourde, un peu orageuse. Contre son ordinaire, le docteur nous sembla nerveux. Pour assister au départ des malheureux, il nous convia, Édith et moi, à le suivre sur la terrasse de Rock-House. Nous lui obéîmes sans méfiance. Hélas ! nous ne pouvions prévoir ce qui allait se produire.
« Gaiement, agitant nos mouchoirs, nous disions adieu, un dernier et véritable adieu, à ceux qui s’éloignaient ; nous regardions, un peu émus, diminuer, au loin, les deux bâtiments voyageant de conserve ; nous évoquions leur arrivée, la joie générale au débarquement sur le sol aimé, lorsque la voix de Sam Guidford nous tira de nos pensées.
« Il parlait, lui qui, jusque-là, avait gardé le silence ; il parlait, et sa voix nous parut étrangement changée ; son visage avait pris une expression dure, farouche, presque sauvage, que nous ne lui connaissions pas et qui réellement nous causa une impression pénible.
« — Bon voyage, bonnes gens ! bon voyage ! disait le docteur. Éloignez-vous… encore… encore… C’est cela… c’est cela… Allez vers votre destinée, insensés qui avez pu croire que je vous laisserais emporter ainsi, pour le livrer au monde, le secret de ma retraite. Fous, triples fous, qui n’avez rien prévu, rien deviné… Aux leviers, Tommy ! aux leviers ! Le moment est proche ! »
« Nous n’en entendîmes pas davantage. Sur les derniers mots prononcés par lui, Guidford et son second, abandonnant la plate-forme, s’étaient précipités en courant dans l’escalier conduisant à l’intérieur de Rock-House.
« Muets de surprise, le cœur serré par une crainte mal définie, nous nous regardions, Édith et moi, sans faire un mouvement pour les suivre.
« L’étonnement, la stupeur, nous clouaient sur place.
« Les paroles étranges prononcées par Sam Guidford étaient pour nous vous le comprenez, une révélation formidable.
« Le malheureux n’était pas guéri, comme nous l’avions pensé un instant. La folie hantait toujours son cerveau, et quelle folie !
« Sur le moment, pourtant, le sort des malheureux embarqués à bord des deux vapeurs ne nous inquiéta pas. Non, en dépit des menaces cachées sous les phrases du dément, nous ne redoutions rien pour eux.
« À la distance où ils se trouvaient déjà, la haine du maître de l’île ne pouvait, croyions-nous, les atteindre.
« Quelle erreur était la nôtre !
« Sam Guidford, fou, n’en demeurait pas moins un savant irable, un inventeur merveilleux.
« Point ne lui était besoin de se trouver à bord des deux navires pour les faire couler à sa guise. De Rock-House même, et grâce à la télémécanique sans fil perfectionnée et mise au point par lui, rien ne lui était plus facile que d’envoyer contre les malheureux ses torpilles automatiques.
« Et c’est ce qu’il fit.
« Oui, sans hésiter une seconde, froidement, lâchement, cet infernal dément commit cet acte atroce.
« Partis confiants, heureux, les infortunés, condamnés par lui à l’avance, ne devaient jamais revoir leurs parents, leurs amis et le sol qui les avait vus naître.
« Lorsque Guidford, remontant quelques minutes plus tard près de nous sur la plate-forme, nous apprit ce qu’il venait de faire, nous fûmes, je l’avoue, quelques instants avant de croire ce qu’il nous annonçait, tant était affreuse cette nouvelle.
« Pourtant nous dûmes bientôt nous rendre à l’évidence.
« L’acte abominable était accompli.
« J’en eus d’ailleurs la preuve certaine quelques jours plus tard en découvrant sur la grève trois cadavres et des débris de bois provenant des deux bâtiments.
« Se trompant sur l’impression de stupeur dans laquelle nous plongeait l’aveu de ce crime horrible, Guidford en profita pour nous dévoiler ses projets d’avenir, projets auxquels il croyait fermement, dans sa folie, que nous nous associerions, comme s’y était aveuglément et sans hésitation associé son complice, cette effroyable brute de Tommy.
« C’est ainsi que nous apprîmes qu’il ne nous avait fait enlever, Édith et moi, que parce qu’il supposait que nous nous aimions autrement que comme frère et sœur.
« Il espérait, dans ces conditions, qu’en me faisant l’honneur de m’accepter pour gendre, je consentirais à vivre avec lui, dans cette île, en marge de la société qu’il abhorrait.
« Certes, j’aurais dû me contenir, j’aurais dû me dire que cet homme n’était qu’un malheureux, incapable, dans son égarement, de se rendre un compte exact de la monstruosité de ses propositions et de ses actes ; j’aurais dû, surmontant mon indignation, feindre de consentir et réfléchir aux conséquences d’un refus. Hélas ! je ne le pus.
« Mon émotion, au souvenir de la terrible disparition de tous les malheureux engloutis au large de cette île, m’enleva la faculté de réfléchir. Je ne vis plus en Guidford le père d’Édith, mais un monstre que j’avais le devoir de réduire à l’impuissance.
« Cédant à un mouvement de fureur, je me ruai sur lui.
« Mais son second était là : je fus vite terrassé et réduit à l’impuissance sous les yeux d’Édith, qui, affolée, désespérée, assistait blême et défaillante à cette scène.
« Lorsque le Solitaire comprit qu’il s’était trompé à mon sujet, sa fureur fut effroyable, et il s’en fallut de peu que je ne fusse tué sur place. Édith, qui voulut prendre ma défense, fut elle-même brutalisée et injuriée.
« Cependant j’eus la vie sauve.
« Mais, pendant un mois, Guidford ne cessa de mettre tout en œuvre pour vaincre ma résistance ; puis, voyant enfin qu’il n’y parviendrait pas, il résolut alors de me faire disparaître et chargea le géant de ce soin.
« Heureusement pour moi, sa fille eut vent de cette condamnation. Usant de ruse, elle parvint à se glisser jusqu’à la chambre où j’étais prisonnier. Comment se procura-t-elle des armes, des cartouches, elle n’eut pas le temps de me l’expliquer. En hâte elle me fit sortir et, par un couloir secret, me conduisit hors de Rock-House.
« Dix minutes plus tard j’étais libre.
« Libre, mais non pas sauvé, croyez-le bien.
« Le fou ne pouvait accepter sans révolte mon évasion.
« Ma présence dans son île le gênait.
« Et pour moi commença alors une existence effroyable.
« Pourchassé, traqué, ce fut, pendant dix jours, une véritable et terrible chasse à l’homme.
« Heureusement les chiens s’étaient attachés à ma personne, et je n’avais à les craindre que comme limiers.
« J’étais cependant parvenu à me découvrir une cachette que je croyais assez sûre, dans une sorte de petit îlot situé au milieu de la rivière qui traverse l’île et descend de la montagne. Déjà je commençais à respirer, lorsqu’un matin des aboiements m’apprirent que les deux molosses lancés sur ma piste m’avaient éventé à nouveau.
« Je dus fuir encore.
« Mais, serré de près, cette fois, je n’eus d’autre ressource que de me réfugier dans la direction du volcan qui s’érige à l’ouest de l’île. Et, pendant trois jours et trois nuits, les chasseurs d’homme me poursuivirent sans relâche.
« Par deux fois je faillis être tué par les balles de Tommy Hab, tireur émérite. Ce fut miracle s’il me manqua.
« Malheureusement pour moi, les misérables connaissaient irablement leur île. Ils savaient, en me traquant de la sorte, où ils me conduisaient.
« Insensiblement, resserrant leur poursuite, ils m’amenèrent sur l’étroit plateau bordant le gouffre formé par le cratère du volcan éteint. Là, j’étais à découvert ; là, j’étais acculé, j’étais pris.
« Ils le croyaient du moins.
« Épuisé, haletant, suivi à courte distance par les deux monstres plus féroces que les deux molosses qui les accompagnaient, je crus bien, en débouchant en cet endroit, que j’étais réellement perdu.
« Déjà leurs pas, leurs cris, arrivaient jusqu’à moi. Les chiens, excités par eux, aboyaient furieusement.
« J’étais exténué, à bout d’énergie, de volonté.
« Cependant, je ne voulais pas m’avouer vaincu.
« Réunissant ce qui me restait de force et de courage, dans un effort suprême je tentai de leur échapper malgré tout.
« La nuit tombait. Je regardai fiévreusement autour de moi.
« À cent mètres de là, des masses rocheuses m’apparurent qui pouvaient m’offrir un abri momentané.
« Si j’arrivais à les atteindre, il serait peut-être possible, alors, caché dans l’ombre, de tenir à distance mes ennemis, grâce aux revolvers qui ne m’avaient pas quitté et qui, à deux reprises, m’avaient déjà servi pour les forcer à demeurer en arrière.
« Je m’élançai, je n’avais pas le loisir de réfléchir plus longtemps.
« Mais, dans ma hâte, je n’avais pas pris le temps de sonder le terrain, et puis, je vous l’ai dit, l’ombre du soir pesait déjà sur le paysage.
« Alors se produisit une chose à laquelle je n’avais pas pensé.
« Je n’avais pas fait vingt mètres, que le sol brusquement céda sous mes pas. Je tombai en arrière, puis, entraîné sur une pente terriblement inclinée, je me mis à glisser, glissement qui, bien vite, prit les proportions d’une chute vertigineuse.
« À ce moment, il me parut que des éclats de rire affreux s’élevaient non loin de là.
« Et cela me fut une révélation.
« Ces rires étaient poussés par le dément et son second.
« Ces êtres infernaux saluaient ainsi ma mort.
« Car c’était bien à la mort que j’allais.
« Tombé sur le dos et dans l’impossibilité de me retenir, je dégringolai avec une rapidité folle vers le cratère ouvert à vingt mètres plus bas.
« Autour de moi, les pierres roulaient, me précédant dans le gouffre, la terre s’éboulait, s’effritait, précipitant ma chute.
« Et je crus cette fois que c’était bien la fin.
« Je voulus crier, appeler, je ne le pus.
« La terreur m’avait rendu muet.
« Et soudain – horreur – mes pieds, qui jusque-là avaient toujours touché le sol ferme, plongeaient dans le vide.
« La sensation fut atroce… Et je fermai les yeux.
« Et brusquement ce fut la chute dans le noir, dans l’inconnu, puis une descente vertigineuse, foudroyante, et soudain un choc d’une violence inouïe, puis une sorte d’anéantissement, une perte complète de la connaissance. »
À ce age de son récit, comme s’il revivait cette minute tragique, le major fait une pause et respire longuement.
Attentifs, émus, ne le quittant pas des yeux, de Nansac et Wood, terriblement intéressés, l’écoutent en silence.
Enfin le major reprend :
« Lorsque je rouvris les yeux, c’était autour de moi la nuit la plus complète, la plus profonde.
« Où étais-je ?
« Je ne le savais pas.
« Mes membres étaient courbaturés, j’étais brisé.
« Un mouvement que je fis pour me soulever m’arracha une plainte sourde et douloureuse. Pourtant, je m’en rendis vite compte, je n’avais rien de cassé ni de démis. C’était là une chance véritable, inouïe.
« J’étais étendu à plat ventre sur le sol.
« Durant quelques minutes, je n’osai faire un mouvement, et je restai là, cherchant avant tout à remettre peu d’ordre dans mes esprits.
« Je ne fus pas long, vous le pensez, à me souvenir de ce qui m’était arrivé.
« J’étais tombé dans le cratère alors que mes poursuivants allaient m’atteindre.
« Tombé, bien, mais certainement pas au fond, je me serais tué autrement ; or, je vivais.
« De faire cette constatation, j’en éprouvai tout à coup une joie folle.
« Vous avez ressenti cela, monsieur, de Nansac, lorsque la voix de Wood vous signala la terre proche, à la seconde où vous pensiez couler.
« Je vivais, oui, mais où étais-je ?
« Pas au fond du cratère, j’en étais sûr. Alors ?
« Plus maître de moi, je ne voulus pas attendre plus longtemps pour savoir.
« Et tout d’abord, pour me rendre compte, je tentai de me redresser, de me mettre sur pieds.
« Afin d’y arriver, ma main droite se tendit machinalement en avant, dans l’espérance de trouver une roche à laquelle je pourrais m’appuyer. Mais ma main ne trouva rien, aucun point solide ne s’offrit à elle.
« Inquiet, je la ramenai lentement vers le sol.
« Mais alors mon cœur cessa de battre, mes cheveux se dressèrent sur ma tête.
« Là, encore, ma main n’avait rencontré que le vide.
« Je compris tout de suite, et une sueur froide inonda mon visage.
« Jugez : j’étais étendu au bord extrême du gouffre.
« Que j’eusse fait un mouvement de plus, et c’était la tombée, la mort certaine cette fois.
« Donc, j’étais vivant, mais dans une situation effroyable. Couché sur une étroite corniche surplombant l’abîme, perdu dans l’obscurité la plus complète et brisé par la violence de ma chute, qu’allais-je devenir ?
« Vraiment, je crus à cet instant que j’allais devenir dément, moi aussi.
« Je sentais le vide, là, tout près, et je n’osais même plus soulever un doigt.
« Et puis, la crainte, la crainte effroyable de ne me trouver étendu que sur une partie de roche en saillie, que le moindre ébranlement pouvait précipiter dans le gouffre, m’enlevait toute pensée, toute énergie.
« Je serais incapable de vous dire, messieurs, combien de temps je demeurai ainsi, plongé dans l’immobilité la plus complète, la plus absolue.
« En vérité, je crois même que je dus perdre à nouveau connaissance.
« Toujours est-il que l’idée d’agir, de tenter quelque chose pour me sortir de cette situation tragique, ne dut me venir que quelques heures plus tard.
« Mon premier soin fut de lever doucement la tête, tout en prenant grand soin de ne bouger ni mon corps, ni mes bras, ni mes jambes.
« Autour de moi c’était toujours le noir le plus opaque, mais au-dessus, dans une ouverture assez semblable à l’orifice de quelque puits formidable, un coin de ciel m’apparut, constellé d’étoiles, clarté diffuse et qui ne pouvait arriver jusqu’à moi.
« Autour de l’abandonné, au-dessous de lui, c’était l’ombre menaçante et traîtresse.
« Ayant fait cette constatation, je tendis ma main gauche de côté, en la faisant glisser sur la roche, puis je fis de même avec mon pied.
« Je remarquai alors que, dans cette direction, ce n’était plus le vide, ce vide qui, sur ma droite, n’attendait que ma chute.
« Ce me fut un soulagement.
« Lentement, avec des précautions infinies, des mouvements légers, sans brusquerie, je m’éloignai du bord.
« Bientôt je me rendis compte que je devais m’en trouver au moins à près d’un mètre et demi.
« Alors je respirai et, me redressant, je me trouvai bientôt assis sur le sol, face au gouffre.
« Je m’accordai quelques minutes pour respirer.
« Et, dans ce laps de temps, mon courage me revint, et, avec le courage, je retrouvai mon calme et mon sang-froid.
« Il me fut assez aisé, dans ces conditions, d’agir et de me rendre compte de l’endroit précis où j’étais.
« Le Ciel, qui ne voulait pas ma mort, avait permis que je tombasse sur une corniche de trois mètres de large.
« Il s’en était fallu de fort peu, par exemple, que cette largeur ne fût pas suffisante pour arrêter ma chute.
« Rampant sur les genoux, longeant la paroi volcanique située sur ma gauche, je me mis en marche pour savoir où me conduirait cet étrange balcon.
« Mais au bout de vingt minutes je dus m’arrêter.
« La corniche n’allait pas plus loin et s’arrêtait contre une sorte de muraille unie et lisse comme du marbre.
« Il me fallut revenir en arrière.
« Cette fois le trajet fut plus long.
« Je parcourus approximativement une centaine de mètres, pour aboutir enfin à l’entrée d’une sorte de tunnel bas.
« J’étais sauvé.
« Cette ouverture, c’était le chemin qui allait me permettre, par un couloir étroit, d’arriver jusqu’à cette caverne, dont une seconde issue, masquée par une pierre tournante naturelle, s’ouvre au flanc de la montagne.
« Mais, tout d’abord, vous le comprenez, je n’osai m’y aventurer.
« Je me contentai donc de me dissimuler à l’entrée et j’attendis le jour.
« C’est ainsi que, brisé de fatigue, je m’endormis.
« Je fus réveillé par des roulements sourds comme des coups de tonnerre lointain.
« Glissant ma tête au bord du tunnel, je compris bien vite d’où venait ce bruit.
« Le jour était venu, et les parois de lave qui en recevaient la lumière semblaient piquées de milliers d’étincelles.
« Là-haut, au bord du cratère, deux hommes, qu’il m’était facile d’apercevoir de mon coin, bien que j’en fusse séparé par plus de cent cinquante pieds, faisaient rouler dans le gouffre d’énormes blocs de roche.
« Je les voyais, moi, mais ils ne pouvaient me voir, perdu dans mon trou d’ombre et à l’abri de leurs coups.
« Et je bénis le Ciel qui m’avait fait découvrir cette retraite, car, si j’étais resté sur la corniche, ils m’eussent vu certainement.
« Tommy Hab et le fou, son maître, étaient donc restés toute la nuit de garde au bord de l’abîme dans lequel j’étais tombé sous leurs yeux.
« Ces misérables veillèrent ainsi durant quarante-huit heures consécutives. Ce temps écoulé, ils partirent enfin, bien persuadés cette fois que le gouffre qui s’ouvrait au-dessous de moi me servait de tombeau.
— Certitude qu’ils ne doivent plus avoir aujourd’hui, grâce à nous, remarque de Nansac, puisque nous avons eu le malheur de leur signaler votre existence en leur parlant de la disparition de notre radeau ; car c’est bien vous qui nous l’avez emprunté, n’est-ce pas ?
— C’est bien moi, oui, dit Fogg.
« Je l’avais découvert par hasard la nuit, et, ignorant votre venue dans l’île, j’avais pensé qu’il avait été construit par quelques-uns des ouvriers et abandonné là. Les herbes et la terre dont vous l’aviez recouvert pour mieux le cacher lui donnaient d’ailleurs un aspect vieux et désuet. Craignant que le dément et son second ne le découvrissent et m’ôtassent ainsi une chance d’abandonner cette terre maudite, le jour où je le voudrais, je lui ai fait remonter le cours de la rivière et je l’ai coulé en un endroit où je pourrai le renflouer quand je le souhaiterai.
« D’ailleurs, ne vous tourmentez pas. Guidford ne me découvrira maintenant et ne me reverra devant lui que lorsque je le désirerai moi-même.
« Depuis seize mois, messieurs, je vis comme un homme des premiers âges caché, dans cet antre mystérieux où nul ne peut me découvrir, j’en suis bien convaincu, me nourrissant de la chasse que je fais la nuit à l’aide de cet arc ou de pièges, car mes armes à feu ont disparu dans l’abîme ou se sont brisées sur les laves lors de ma chute.
Plusieurs fois pourtant, je l’avoue, j’ai osé rôder du côté de Rock-House dans l’ombre, le jour tombé, afin d’apercevoir, à un endroit que je connais une fenêtre éclairée qui me prouve qu’Édith, que la malheureuse dont vous avez entendu la voix et qu’il tient enfermée, est toujours là, car c’est pour elle seule que j’ai tenu à vivre, que je n’ai pas voulu désespérer.
« Il faut que je la sauve, que je l’arrache à cette existence aussi atroce que la mienne, et chaque jour j’ai supplié le Ciel de me donner la force d’attendre cette minute bénie…
« Dieu merci, vous voyez qu’il m’a entendu, car il vous a conduits ici, dans cette île perdue, et je ne suis plus seul ; à présent, j’ai des amis, j’ai une aide, et je vais pouvoir agir.
— Oh ! oui, une aide ! s’écrie de Nansac en lui serrant les mains, et je vous jure bien qu’elle ne vous faillira pas.
— Certes, approuve Wood, aussi ému que le Français par le récit terrible qu’ils viennent d’entendre. Disposez de nous, Fogg. Commandez, nous obéirons ! Que devons-nous faire ?
— Me seconder d’abord pour arracher à son sort la malheureuse que le dément garde prisonnière à Rock-House.
— C’est facile, dit Nansac, et dès ce soir… »
Mais le major calme aussi vite son ardeur :
« Oh ! moins facile que vous vous le figurez, monsieur, fait-il. Rock-House est terriblement machiné, et les vieux châteaux forts d’autrefois, avec leurs couloirs secrets, leurs escaliers à double évolution, leurs oubliettes et leurs souterrains, ne sont rien auprès de la demeure que s’est fait construire Sam Guidford, dans les flancs de cette montagne qui domine la mer et que vous habitez avec lui.
« Soyez persuadé que nul ne peut se promener dans cet étrange et redoutable logis sans que sa présence ne soit aussitôt signalée au fou par quelque sonnerie ou quelque signe particulier, s’inscrivant sur un tableau spécial dans son cabinet de travail. Pas un de vos gestes, pas une de vos paroles, j’en jurerais, ne lui ont échappé depuis que vous êtes en son pouvoir.
— Je m’en doutais, murmure Wood.
— Peut-être, continue Fogg, étiez-vous plus libres en parcourant l’île, mais je n’oserais l’affirmer.
— Diable, fait Nansac, pourvu qu’ici… »
Mais le major le rassure.
« Ici, dit-il, rien à redouter. C’est le seul endroit où nous puissions parler sans crainte d’être écoutés. C’est la seule partie de l’île où nous pourrions nous retirer, s’il le fallait, sans avoir peur d’être découverts. Cette caverne a, comme je vous l’ai dit, deux issues : la première, qui sert d’entrée à la caverne, en laquelle vous vous étiez réfugiés pour vous abriter de l’orage, et qu’il m’est facile de fermer d’ici, à mon gré, grâce à une roche mobile ; la seconde, inconnue, j’en suis certain, de mes ennemis, qui aboutit à l’étroite corniche sur laquelle je tombai en fuyant, et domine un gouffre sans fond. Vous le voyez, ici nous pouvons donc parler tout à notre aise.
— Mais, remarque Wood, et les chiens ? »
Fogg sourit.
« Je n’ai pas à les craindre, répond-il, car c’est Édith et moi qui les avons soignés, élevés, durant les premiers mois que nous âmes dans l’île, alors que nous nous croyions si bien l’un et l’autre en un temps de repos et de joie. Temps qui reviendra d’ailleurs, je l’espère, lorsque nous aurons arraché la malheureuse aux griffes de ces bandits et réduit ses bourreaux à l’impuissance. Ah ! by Jove ! j’ai pu désespérer souvent avant votre arrivée, car, seul, que pouvais-je tenter ? Mais maintenant que nous sommes trois, je crois… oui, je suis sûr que nous réussirons ! »
L’orage formidable qui s’est abattu sur l’île, et qui, en certains endroits, a pris les proportions d’un véritable cyclone, dure une bonne partie de la journée, ce qui permet aux trois alliés d’établir tranquillement tout un véritable plan de campagne.
Certes, et le major ne le cache pas à ses nouveaux amis, ils auront affaire à un adversaire redoutable.
Ce dément, qui se figure que le monde entier s’est coalisé contre lui pour le réduire à néant et échapper à sa domination, cet être qui est persuadé que les hommes, tous les hommes, à quelque nationalité qu’ils appartiennent, sont causes de son internement à Bedlam, ce malheureux qui est convaincu que, s’il n’avait pas feint un semblant de soumission, on l’eût assassiné, par ordre, dans un cabanon, ne se laissera pas vaincre sans lutte.
Il dispose d’ailleurs d’armes inconnues des trois amis, et par cela même représente une force terrible.
Fogg affirme même qu’en certains points de Rock-House, il peut, s’il le veut, électrocuter au age tel ennemi qu’il lui conviendrait de voir disparaître.
D’un autre côté, Tommy, son bras droit, son alter ego, ne le quitte que fort rarement, et les deux hommes sont toujours armés.
La nuit, nul ne peut pénétrer dans leurs chambres sans qu’une sonnerie ne les en avertisse aussitôt. D’ailleurs ces chambres sont closes par des portes de fonte qu’une manœuvre secrète peut seule déclancher.
Il sera donc difficile d’agir.
« Difficile, affirme Fogg, mais non pas impossible. »
Et à la violence, à l’attaque de face, brusque et résolue, que préconise Nansac, il préfère, lui, la ruse et la patience, tactique moins chevaleresque peut-être, mais plus sûre avec deux individus de la trempe du docteur et de son second.
Wood approuve pleinement cette résolution.
Certes, il lui répugne un peu, comme au Français, de ne pouvoir agir franchement, mais il comprend trop bien que la bataille qu’ils vont engager, étant donné surtout les faibles armes dont ils disposent, sera déjà suffisamment périlleuse sans qu’il soit besoin de risquer quelque folle imprudence.
Au fond, leur plan est celui-ci :
Dissimuler leurs sentiments vrais, gagner la confiance du fou, caresser ses idées, sourire à ses projets, puis, une fois en possession de la plupart de ses secrets et connaissant Rock-House dans tous ses recoins, commencer alors seulement l’attaque décisive.
Nansac comprend, à son grand regret, qu’il n’y a pas d’autre façon d’agir, et se range, lui aussi, à l’opinion générale. Ah ! il n’est plus question pour lui de quitter l’île.
Tout bien entendu de la sorte et l’orage se calmant, Fogg les engage à regagner Rock-House au plus tôt, en leur conseillant surtout de n’échanger aucune impression sur ce qu’ils viennent de décider, dès qu’ils auront franchi le seuil de la caverne, ce à quoi s’engagent les deux hommes.
Il les prie en outre, dans le cas où un événement important se produirait à Rock-House, de l’en avertir au plus tôt en faisant luire à leur fenêtre, dans la nuit et vers trois heures du matin, un feu qu’ils cacheront et démasqueront trois fois, à des intervalles de dix secondes.
Sur cette recommandation dernière, il les laisse partir.
Quelques minutes plus tard, Nansac et Wood se retrouvent seuls, chevauchant côte à côte à travers bois.
S’ils ne parlent ni l’un ni l’autre de ce qui vient de se er, ils ne peuvent, par contre, s’empêcher d’y songer, et c’est quelque peu préoccupés et silencieux qu’ils arrivent devant l’entrée de la demeure du terrible docteur.
Tommy, qui les attend, les accueille avec un sourire aimable et s’occupe de rentrer les chevaux.
Il faut à ce moment à Nansac une véritable dose de volonté pour qu’il se contienne et ne bondisse pas sur l’homme afin de l’étrangler.
La vue du second du docteur le met hors de lui.
Après tout, s’il le tuait, cela en ferait toujours un de moins, et à trois on pourrait peut-être alors venir à bout du dément.
Mais Wood lit dans le regard de son ami les sentiments qui l’agitent, et le prévient par un geste imperceptible.
Certes le coup peut réussir, mais s’il manque ?
Ce Tommy, trapu, large d’épaules, aux poings énormes, doit être d’une force peu commune.
Wood et de Nansac sont, il est vrai, souples et nerveux en diable et fort capables de s’en rendre maîtres.
Oui, mais que l’homme se dégage, ne serait-ce que l’espace d’une seconde, qu’un cri, qu’un appel lui échappe, et tout est perdu.
Non, non, la sagesse défend de risquer une telle entreprise. Il faut s’en tenir aux décisions arrêtées, se conformer au plan convenu, si désagréable soit-il.
Et résolument, se forçant à rire, l’ingénieur saisit résolument le Français par le bras et l’entraîne vers l’entrée de Rock-House.
Quelques minutes plus tard, ils se trouvent dans l’une de leurs deux chambres et se regardent en silence durant une minute.
Si les lèvres de Wood restent muettes, ses yeux parlent avec éloquence et recommandent le calme.
Nansac courbe la tête et serre les poings, rageur.
Ah ! la partie qu’ils vont jouer leur sera terriblement dure à mener sans accrocs jusqu’au bout. Mais ils sauront se dominer, se vaincre. Il le faut.
Et l’ingénieur, persuadé que son compagnon l’a compris, se met à parler avec volubilité et très haut, comme pour chasser ses pensées et lui rappeler ce qui est convenu.
Il maudit l’orage qui les a bloqués de longues heures dans un trou de rocher, mais vante l’île, qu’il déclare irable, et surtout Rock-House, qu’il considère comme la demeure idéale, munie de tout le confort moderne.
« Vraiment, Nansac, déclare-t-il très fort, notre Solitaire est, convenez-en, un homme remarquable. Un tel personnage à la tête d’un État, un tel cerveau pour commander aux hommes, et je suis persuadé qu’il se ferait de grandes choses dans le monde. Certes, j’ignore quels sont ses projets à venir et quelle fut exactement son idée en venant s’enfermer dans cette île, seul avec un serviteur, mais je ne doute pas qu’il ne soit fort capable d’entreprises grandioses et de découvertes sublimes. »
En parlant de la sorte, Wood n’ignore pas que si on les écoute, comme Fogg le leur a laissé croire, il ne peut manquer de chatouiller très agréablement l’orgueil du fou et de s’attirer en même temps ses bonnes grâces.
Et comme Nansac ne répond rien, il ajoute, donnant à sa voix le ton le plus persuasif et le plus convaincant :
« Voyons, ami, il faut être raisonnable et envisager notre situation sous un jour plus riant que vous ne l’avez fait jusqu’alors. By Jove ! la vie que l’on nous offre ici ne me paraît pas terrible. Quant à cette liberté que vous désirez tant, pouvez-vous affirmer que vous ne regretteriez pas un jour de l’avoir reprise, si on vous la rendait, si l’on vous remettait, du jour au lendemain et presque ruiné, en lutte avec l’existence ?
« Somme toute, et vous le savez comme moi, la vie n’est qu’un perpétuel recommencement. Ici ou ailleurs, qu’importe ? Est-ce la société des autres humains qui vous manque ? Je ne peux le croire. Vous êtes orphelin, sans parent, sans famille, et quant aux amis, combien en pouvez-vous compter de sincères et de loyaux ? Allez, allez, la vie n’est pas si belle au delà de cette immensité, pour que nous puissions la regretter bien longtemps. Et puis, enfin, Nansac, soyez donc un peu fataliste et souvenez-vous de vos Arabes d’Afrique. Leur « c’était écrit » doit nous rendre sages et philosophes. »
En vérité, Wood est irable. Le docteur lui-même ne parlerait pas mieux.
Mais Nansac ne doit pas céder aussi facilement à de pareilles paroles. Il le comprend et joue son rôle à merveille.
« Si encore, prononce-t-il en élevant la voix à son tour, si encore, Wood, vous m’assuriez qu’un jour, jour lointain, j’y consens, dans des années, peut-être, je pourrais retourner en , ne fût-ce que pour quelques jours, quelques heures, tenez, il me semble que j’accepterais moins péniblement l’idée de rester sur cette île perdue.
— C’est une promesse que je ne peux vous faire, riposte l’Anglais avec le plus grand sérieux, mais il se peut que la chose ne soit pas impossible ; il se peut que notre Solitaire arrive à nous mieux connaître, qu’il nous fasse confiance et, convaincu que nous ne trahirons pas le secret de sa retraite, nous accorde, quelque beau matin, ces jours de liberté que vous désirez tant. Je m’avance, sans doute, mais il n’y a rien là d’impossible.
— C’est vrai, Wood. Vous le croyez ?
— Je le crois, Nansac, sincèrement je le crois. Allons, allons, vous y viendrez, vous y viendrez !
— Je ne dis plus non, Wood, mais les premiers jours seront durs.
— Bon, notre Solitaire nous les fera enchanteurs. Là-dessus, ami, allons dîner, car positivement je meurs de faim. »
Et, sur cette réflexion, les deux amis gagnent la salle à manger et parlent d’autre chose.
La même comédie se reproduit d’ailleurs plusieurs fois entre eux dans les quarante-huit heures qui suivent, et lorsque sonne l’heure fixée par le maître de l’île pour avoir leur réponse, c’est presque sans effort que Nansac paraît se décider à accepter l’offre qui leur fut faite dix jours plus tôt.
Wood, lui, y adhère franchement, presque gaiement, comme s’il n’avait aucun regret à agir de la sorte.
L’accueil que leur fait le vieillard est des plus corrects.
Il ne semble aucunement surpris de leur décision, mais les deux amis peuvent lire dans ses yeux comme un rapide éclair de joie ou de triomphe.
Il est de toute évidence qu’on les a entendus, et que le major Fogg ne s’est pas trompé en leur assurant que toutes leurs conversations étaient épiées et recueillies avec soin.
Ils en sont même tout à fait convaincus lorsque le docteur, après les avoir chaleureusement félicités, et tout particulièrement Wood, annonce, incidemment, que la réclusion qu’il leur impose dans son île pourra ne pas être éternelle et qu’un jour il leur sera peut-être possible de revoir leur pays.
Ceci est à l’adresse de Nansac et visiblement en réponse au désir qu’il formula devant son compagnon le jour de l’orage.
Les deux amis n’en sont pas dupes.
N’importe, ils ont l’air de prendre cela comme argent comptant, et Wood remercie pour son compagnon et pour lui, de l’air le plus sincère et le plus convaincu.
Au fond, la résolution prise volontairement, en apparence tout au moins, par l’Anglais et le Français, charme au possible le maître de l’île, et il s’en explique au déjeuner qui les réunit pour la première fois tous les trois.
« Je suis âgé déjà, dit-il, et quel que soit mon savoir et ma science, je n’ai pu découvrir, hélas ! le moyen de prolonger une existence humaine au delà des limites qui lui sont assignées par le Maître suprême. Il me peinait, dès lors, de penser qu’après moi mes découvertes disparaîtraient à tout jamais. Avec des seconds jeunes et intelligents comme vous, messieurs, cette crainte disparaît. Vous me seconderez, et l’œuvre que j’ai commencée se continuera avec vous, belle et grandiose.
— Comptez-y, » répond froidement Wood, pendant que Nansac s’empresse de vider son verre pour cacher ses sentiments.
Le repas se poursuit d’ailleurs d’une façon fort aimable.
Positivement et s’ils n’étaient avertis par le major Fogg, les deux amis ne pourraient soupçonner la folie de leur amphitryon ni les sombres projets qui roulent en son cerveau.
Il est gai, bavard, spirituel, aborde les sujets les plus divers avec tact et justesse, parle science avec une autorité incontestable et, pour faire la conquête définitive de Nansac, proclame bien haut son iration pour les Curie, les Berthelot, les Pasteur, les Dassonvalle, et tant d’autres de nos savants français qu’il déclare irables.
Vraiment de Nansac en est gêné.
Néanmoins il sait trouver les expressions voulues pour remercier, et le fait avec assez d’à-propos.
Et c’est sur de vigoureuses poignées de mains que le Solitaire prend congé de ses hôtes.
Pendant trois jours, Nansac et Wood mènent une existence de nababs, et sont traités avec des égards et des attentions de toutes sortes, égards et attentions qu’ils acceptent d’ailleurs avec le plus beau calme et la plus parfaite bonne grâce.
Sam Guidford, qu’accompagnent Tommy et les deux molosses, leur fait parcourir des coins délicieux et qu’ils ignoraient encore, notamment la partie où se trouvent les fermes et les bâtiments d’élevage dont Tommy Hab a la direction.
L’île du Solitaire, comme l’a baptisée l’ingénieur, est, en fait, un véritable petit paradis.
Ainsi que l’a reconnu Wood, dès le premier jour, c’est bien une terre volcanique. La ligne du littoral, formée de montagnes abruptes, sans articulations véritables, baignée par une mer qui n’y trouve aucune fissure où pénétrer pour cre des baies ou des ports, forme un ovale presque régulier, à peine sinueux, sans caps. Quelques pointes à large base, quelques anses très ouvertes vers la haute mer, sont les seules indentations des côtes. À peine y pourrait-on trouver quelques mouillages avec fond de roches, et de galets. L’intérieur est heureusement moins sauvage, et la canne à sucre, le caféier, le vanillier, le manioc, sans compter les bananiers, les ananas, les manguiers, y poussent naturellement. Le bois de fer, le bois noir, entremêlés de fougères arborescentes, de palmiers et d’orchidées, annoncent les forêts tropicales, et de jolis cours d’eau dégringolent d’une montagne assez élevée qui se dresse dans l’ouest et que les deux amis n’ont pas encore explorée.
Très gai, Sam Guidford fait les honneurs de son île en propriétaire fier de son bien, et lorsque tous rentrent à Rock-House à la tombée du jour, il peut se croire certain d’avoir fait définitivement la conquête des deux nouveaux insulaires.
Ils peuvent constater que, dans ces soixante-douze heures, le maître de l’île n’a pas eu, en leur présence, une seule minute de défaillance cérébrale.
À l’entendre parler, à le voir agir, nul, bien certainement, ne pourrait le croire dément.
Il faut être prévenu comme ils le sont pour remarquer seulement, et par instants très courts, un léger changement dans le regard ou l’étrangeté d’un sourire.
Dans ces trois jours, les deux hommes, quel qu’en ait été leur désir, n’ont pu sortir seuls. Il leur a été, par conséquent, impossible de revoir le major et même de communiquer indirectement avec lui, mais ils ne s’en tourmentent pas. Ils savent que cet homme, qui eut le courage et la volonté de vivre seul pendant seize mois, dans l’attente d’une aide providentielle, saura patienter quelques jours de plus en se sachant secondé et soutenu.
Dans ce laps de temps, le docteur a tenu à ce que ses hôtes connussent irablement la demeure qui les abrite, et leur a fait visiter Rock-House dans tous ses détails. C’est du moins ce qu’il leur affirme, mais, à la vérité, Nansac et Wood, se fondant sur ce que leur raconta Fogg, n’ignorent pas qu’une partie du logis, celle où se trouvent enfermées la jeune fille et la négresse muette, ne leur a pas été montrée.
Ce que Guidford leur a fait voir a cependant suffi à les enthousiasmer, et, devant les merveilles étalées sous leurs yeux, ils n’ont pu se défendre d’un profond sentiment de tristesse à la pensée que l’homme qui enfanta de si irables choses est un fou maniaque et dangereux, qu’ils ont le devoir de réduire au plus tôt à l’impuissance.
Rock-House, qui pourrait aussi logiquement se dénommer Electric-House, l’électricité y jouant partout un rôle prépondérant, est une merveille de mécanique.
Tout, cuisine, chauffage, éclairage, service, dépend de l’étincelle magique. Tout ce que l’on peut tirer de cette force remarquable est employé ici, domestiqué et dirigé à la volonté du maître.
De son cabinet de travail et le doigt posé sur tel ou tel bouton du plateau de marbre placé près de son bureau, à portée de sa main, il lui est facile d’agir et de manœuvrer ce qu’il lui plaît dans l’intérieur de Rock-House, d’ouvrir ou de clore telle porte, d’éteindre ou d’allumer où il veut, et peut-être aussi, comme le laissa entendre le major, de foudroyer, en telle ou telle salle de cette irable demeure, l’imprudent dont l’existence risquerait de gêner ou d’entraver ses effroyables projets d’avenir.
Ces projets, le Solitaire n’en a pas encore parlé ouvertement aux deux hommes, qui, à la vérité et sans se l’avouer, ne sont pas sans appréhender cette minute.
Ils ont heureusement un avantage sur Fogg, ils sont prévenus, s’attendent aux révélations les plus étranges et n’auront pas, comme l’officier, ce sursaut d’indignation qui, en toute autre circonstance, les eût fait se livrer, au premier moment, à quelque violence regrettable pour eux.
Néanmoins, et bien que sur leurs gardes, ce n’est pas sans une émotion assez forte qu’ils attendent la crise en laquelle le dément se découvrira à eux sous son véritable jour.
Cette crise, redoutée et attendue cependant, se produit à la tombée de la nuit, le quatrième jour après l’orage qui les réunit heureusement au major.
Le repas du soir achevé, Guidford les a invités à l’accompagner au sommet de Rock-House. Il y a là une pièce spéciale surmontée d’une large terrasse d’où la vue embrasse tout le panorama de l’île et l’immense étendue du ciel et de l’Océan.
En cette salle où les deux hommes ne sont pas encore entrés, mais dont ils connaissent la destination, se trouvent installés les appareils de télégraphie et de télémécanique sans fil, perfectionnés par le dément.
Dès qu’ils ont franchi le seuil et sous l’éblouissante clarté des lampes électriques, Wood et Nansac reconnaissent tout de suite les manipulateurs et les récepteurs établis sur des tables spéciales.
Avec le docteur et sur leurs talons, est entré également Tommy, qui referme la porte et s’appuie contre le battant.
Tout de suite le maître de l’île s’est dirigé vers un angle de la salle et a fait jouer un levier, puis un autre. Cela fait, ses mains se sont portées sur une roue assez semblable à celle qui sert aux timoniers à bord des navires pour faire mouvoir la barre à vapeur dans les chambres de veille. À cette roue il a imprimé deux tours complets.
Curieusement les deux amis le regardent opérer.
Ils ne savent encore de quoi il s’agit, et cependant ils pressentent déjà quelque chose d’inquiétant.
Sa manœuvre accomplie, Sam Guidford se tourne de leur côté.
Sous la clarté violente des lampes, son visage paraît congestionné. Ses yeux brillent d’un éclat particulier, et, lorsqu’il parle, sa voix est plus rude, plus rauque que de coutume.
« Messieurs, dit-il, je viens d’établir sur la terrasse qui domine Rock-House les antennes destinées aux travaux de télégraphie et de télémécanique sans fil auxquelles nous allons nous livrer de compagnie pour la première fois. »
Et comme les deux hommes s’inclinent en silence, il poursuit :
« Vous connaissez comme moi les ondes hertziennes, ondes dont la découverte est due à un savant irable mort trop jeune pour la science, j’ai nommé le docteur Heinrich Rudolf Hertz, né à Hambourg en 1857, mort à Rouen en 1894.
« C’est à cet homme que nous devons les mémorables expériences sur les ondulations électriques, expériences qui confirmèrent la théorie de Maxwell et établirent ainsi l’identité de transmission entre l’électricité, la lumière et la chaleur rayonnante. C’est également à lui que nous devons la découverte concernant l’action exercée par la lumière ultra-violette sur les décharges électriques. En disparaissant de ce monde, à trente-sept ans, ce génie ne se doutait certes pas que sa découverte servirait à la constitution de la télégraphie et de la télémécanique sans fil, ou, pour mieux dire, de la radiotélégraphie. »
Silencieux, un peu pâles, les deux amis écoutent et regardent, le cœur étrangement serré, l’homme qui leur parle et dont le visage, les gestes, dénotent une surexcitation étrange.
Ils sentent, ils devinent que de l’instant où ils ont franchi le seuil de cette chambre, la minute tragique a sonné pour eux.
Prévenus par Fogg, ils ont l’intuition vague de ce qui va se produire.
De là l’émotion formidable qui les étreint.
Comme pour dépenser en mouvements une nervosité trop grande, le Solitaire s’est mis à marcher dans la salle et agite ses bras par saccades brusques.
« C’est le docteur Branly, de l’Académie des sciences, poursuit-il, qui, le premier, découvrit l’appareil sensible à la présence de l’onde hertzienne. D’autres, depuis, s’employèrent à perfectionner sa découverte : Popoff, Marconi, Tissot, Ferrier, Lodge, Fleming, de Lepel, Poulsen, Slabi, Brown, Octave Rochefort, Ducretet, Roger et… moi ! »
Il a prononcé ce dernier mot avec une force extrême, en redressant le front et le regard fixé sur ses auditeurs, qui continuent à l’entendre et à l’observer sans souffler mot.
« Oui, moi ! gronde-t-il à nouveau, moi qui, poussant mes recherches bien au delà de celles de mes devanciers, ai pu faire rendre à cette découverte irable tout ce qu’elle peut et doit donner dans l’avenir.
« Oh ! on ne me connaît pas, nul ne me connaît ici-bas, mais que m’importe ! Que me fait cette humanité fausse et lâche que je peux dominer et conduire à ma guise et qui m’obéira, le jour où, secouée par la terreur, elle découvrira qu’elle a un maître et sera forcée de ramper devant moi, car je suis le maître, messieurs ! le maître, entendez-vous ? et le monde doit se plier devant ma volonté… « Ah ! vous allez voir quelles grandes choses nous allons faire ensemble, quelles merveilles nous créerons au gré de nos désirs. Mais avant de bâtir, il faut châtier, il faut punir le mensonge et la trahison.
« L’humanité ne sait pas à quel pouvoir elle osa s’attaquer en s’attaquant à moi. Il faut qu’elle le sache. La douceur, le pardon, ne sont pas encore de cette heure, cela viendra… plus tard. Toute faute se paye. L’indulgence serait faiblesse, chaque chose a son temps. Nous ferons le bonheur du monde lorsqu’il sera venu, par l’épouvante, à résipiscence. »
Tout cela est dit par le dément d’un ton brusque, haché, en allant et venant avec des gestes d’épileptique.
Son exaltation a été grandissant avec les mots qui lui montaient aux lèvres, et l’Anglais et le Français se demandent où elle s’arrêtera, lorsque, brusquement, le docteur e sa main sur son front couvert de sueur et, la voix changée, étrangement calme soudain :
« Tommy, prononce-t-il, à ton poste, my boy. »
Puis, se tournant vers les deux amis, d’un ton posé et comme oublieux déjà des étranges paroles qu’il vient de prononcer :
« Master Wood et vous, monsieur de Nansac, ajoute-t-il, veuillez nous rapprocher. Vous allez assister, de très près, à une expérience curieuse et qui ne peut manquer de vous intéresser vivement. Voyez, nous allons, de cette chambre, communiquer avec le premier bâtiment qui, muni des appareils de télégraphie sans fil, va er à cent ou deux cents kilomètres de notre île. N’est-ce pas irable ?… Tu es paré, Tommy ? Bon, tu peux commencer. »
Serrés l’un contre l’autre, les deux jeunes gens, debout près de l’homme assis devant les appareils, le regardent agir sans qu’un mot puisse sortir de leur gorge contractée.
Cependant, derrière eux, le maître de l’île, dont l’accès de démence semble complètement dissipé, parle avec lenteur et explique le maniement des appareils avec une lucidité d’esprit stupéfiante.
« Ma table d’émission et de réception, dit-il, est construite, vous le voyez, messieurs, sur le modèle du meuble Lepel. Vous connaissez les antennes qui sont les fils de tous les postes radiotélégraphiques. Vous n’ignorez pas non plus que, dans une émission hertzienne, deux éléments sont mis en action : 1° l’appareil producteur d’électricité disposé à la base de l’antenne ; 2° les fils de l’antenne, sortes d’énormes lampes à incandescence où se manifeste le choc qui va créer les ondes électriques dans l’air, comme le caillou provoque des ondes liquides au moment où il vient frapper l’eau.
« Voyez : Tommy a fait agir le manipulateur. Le choc est produit, et l’onde électrique dégagée par son geste s’élargit au loin avec une formidable rapidité, rapidité que l’infortuné docteur Hertz évaluait à trois cent mille kilomètres à la seconde, soit sept fois et demie le tour de la terre.
« Si quelque navire e au large, muni d’antennes de réception, nul doute qu’elles ne recueillent notre vibration électrique et ne la transmettent à son appareil récepteur, qui l’enregistrera.
« Afin de pouvoir communiquer facilement avec n’importe quel bâtiment, j’ai conservé pour mon manipulateur le transmetteur Morse, qui, suivant que le est bref ou long, produit sur la bande de l’appareil récepteur que voici des signes brefs ou longs appelés points et barres, dont les combinaisons diverses constituent un alphabet.
… Et tenez, messieurs, voyez, nous avons de la chance, et mes prévisions étaient justes. On nous répond. Il y a un vapeur par le travers de notre île. »
Penchés sur le récepteur, Wood et Nansac regardent les traits et les points qui, à petits coups secs, se gravent sur le papier se déroulant devant Tommy.
Mais c’est là, pour eux, un langage inconnu.
Ces signes ne leur disent rien.
Heureusement, le docteur est là pour les renseigner.
« Nous sommes, déclare-t-il, en communication avec un paquebot des Messageries maritimes, l’Équateur, qui se rend en ce moment en Australie et vient de la côte d’Afrique. Ce bâtiment, on nous l’annonce gracieusement, se trouve à ce moment à cent vingt kilomètres de notre île. Renseignements précieux et qui nous seront utiles, vous verrez.
« En vérité, monsieur de Nansac, vous avez de la chance. Vous qui souhaitiez tant avoir des nouvelles de votre pays, vous ne pouviez mieux tomber. S’il vous plaît de dicter à Tommy les questions qu’il vous serait agréable de poser, notre camarade se fera un plaisir de les transmettre, et je vous traduirai, moi, les réponses qui nous parviendront ; mais n’abusez pas, car notre temps est limité, et après cette petite séance de science amusante, nous avons à nous occuper de choses plus sérieuses. »
Terriblement ému, le Français doit faire un violent effort sur lui-même pour dominer son trouble. Il y parvient cependant.
Mais sa voix tremble un peu lorsqu’il se met à parler.
Fidèlement, Tommy, la main sur le manipulateur, envoie au paquebot les phrases que lui dictent le Français et l’Anglais, car Wood a tenu, lui aussi, à poser quelques questions.
Les réponses arrivent d’ailleurs avec une régularité parfaite.
À bord du navire, on croit correspondre avec un vapeur se dirigeant vers l’Inde.
Cela dure dix minutes environ.
Ce temps écoulé, le maître de l’île, qui, sur les dernières phrases transmises et reçues, a fait manœuvrer un levier placé à l’entrée de la chambre, revient près des deux amis et, les écartant doucement de la table du récepteur, pose sa main sur l’épaule de Tommy en disant :
« Halte, my boy, voilà qui va bien. Ces messieurs doivent être satisfaits. À notre tour, à présent. »
Et comme de Nansac et Wood, soudain très pâles, le regardent fixement, la voix rude, le geste bref, il poursuit :
« Je vais, moi aussi, messieurs, leur donner de mes nouvelles, et elles seront, je vous le jure, plus sérieuses que les vôtres. »
Malgré lui Nansac fait un pas en avant.
« Qu’allez-vous faire ? » questionne-t-il.
Le docteur n’hésite pas à répondre.
« Je vais couler ce navire, » dit-il.
La voix du dément, en prononçant ces mots, s’est faite ironique et mauvaise ; on y sent, on y devine à la fois de la rage et de la joie.
Bien que prévenus par le major, les deux hommes ne peuvent réprimer un sursaut brusque.
De Nansac crispe les poings, prêt à bondir.
Mais Wood se met vivement devant lui.
Bien qu’aussi violemment troublé que son ami, il envisage la situation d’une façon plus nette.
De fait, ils sont sans armes, alors que le docteur et son second ont déjà la main posée sur la crosse de leurs revolvers.
Un geste maladroit, la moindre tentative de rébellion, et on les étend sur le sol le crâne fracassé.
La partie n’est pas égale.
Cherchant à se dominer, à donner à sa voix un peu de fermeté, l’Anglais laisse tomber simplement ces mots :
« Il y a six cents personnes à bord de ce paquebot, vous le savez, monsieur ? On vient de vous le dire. »
De la tête le docteur fait un signe affirmatif, et ses lèvres ont un sourire féroce, comme s’il se délectait à l’avance en songeant au nombre des victimes qu’il va frapper.
« Il y a des femmes, des enfants, » insiste Wood.
Mais Guidford ne cesse pas de sourire.
Pour toute réponse, il fait un signe à son alter ego.
Tous les deux, d’un même mouvement, mettent le revolver au poing.
Puis, cela fait, le ton doux, effroyablement moqueur :
« Matelots, officiers, agers, hommes, femmes et enfants, prononce le fou, nous allons faire couler tout cela, messieurs, et vous allez, pour nous prouver votre attachement, nous y aider tous deux ! »
En entendant ces mots, le Français et l’Anglais ont un instinctif mouvement de révolte.
« Tous les deux, insiste le vieillard, la voix brève et autoritaire. Cela me sera la preuve évidente, messieurs, de votre fidélité et de vos bonnes intentions à mon égard. Tommy, je te confie M. de Nansac, pendant que je vais m’occuper, moi, de master Wood. »
Et comme les deux amis semblent recouvrer tout leur sang-froid sous la menace des armes braquées dans leur direction et relèvent la tête :
« Vous me paraissez d’ailleurs raisonnables, poursuit le dément, et, la première minute de surprise ée, vous pensez sans doute qu’un peu d’égoïsme n’est pas défendu dans la vie, et vous avez raison. Vous connaissez sûrement le fameux paradoxe attribué à Jean-Jacques Rousseau : « S’il suffisait, pour devenir riche héritier d’un homme qu’on n’aurait jamais vu, dont on n’aurait jamais entendu parler et qui habiterait le fin fond de la Chine, de pousser un bouton pour le faire mourir, qui de nous ne pousserait ce bouton ? » Eh bien, messieurs, il ne s’agit pas en ce moment d’autre chose. À cent vingt kilomètres d’ici sont des gens que vous ne connaissez pas, que vous n’avez jamais vus, et vous avez à choisir entre votre existence et la leur. Qui hésiterait à votre place ?… Personne.
— Personne, en effet, déclare Wood, qui fixe son ami dans les yeux. N’est-ce pas, Nansac ?
— Personne, riposte le Français, les dents serrées, prêt à bondir.
— Je le pensais, fait le docteur, et j’en suis charmé pour vous et pour moi. Veuillez donc vous avancer de ce côté, messieurs. Voyez, il y a là une autre table munie de manipulateurs spéciaux dont les détails vous seront expliqués plus longuement plus tard, car le temps presse. Qu’il vous suffise d’apprendre pour l’instant, que ce sont là de merveilleux appareils de télémécanique sans fil. Approchez, monsieur de Nansac, approchez et soyez moins troublé. J’ai ressenti cette émotion, moi aussi, la première fois où ma main fit mouvoir ce mécanisme redoutable. Je m’y suis fait, depuis. Vous vous y ferez vous-même. À l’heure présente, une torpille, lancée par moi depuis quelques minutes, file à fleur d’eau dans la direction du paquebot que nous allons couler. Lorsque, suivant mes calculs, elle arrivera au but et se rangera le long de la coque du vapeur, vous appuierez simplement sur ce levier, et cela suffira… En vérité, convenez-en, messieurs, n’est-ce pas là une application irable du coup du mandarin dont je vous parlais tout à l’heure ?… Mais soyons sérieux… l’heure décisive approche… Encore trois minutes, et vous pourrez agir. Le levier se manœuvre de gauche à droite… Tenez-vous prêts, je vous prie. »
Très pâle, debout devant l’appareil et toujours sous la menace du revolver que Tommy, immobile à trois mètres de lui, tient braqué dans sa direction, de Nansac, la sueur au front, les lèvres serrées, respire avec peine et tente de faire bonne contenance.
Trois minutes, a dit le dément. Dans trois minutes il lui faudra donc saisir cette poignée, pousser ce levier et, par ce simple mouvement, anéantir lâchement, à distance, des centaines d’innocents condamnés par ce fou furieux.
Qu’il s’y refuse, et c’est la mort certaine pour lui, et une mort qui, malheureusement, ne sauvera peut-être pas les infortunées victimes.
Et le major Fogg ? Et la fille de cet insensé ? Et leur projet de réduire le docteur à l’impuissance ? Et l’avenir, si le dément continue à être le maître de ses actes ?
Que deviendra tout cela s’il se fait tuer et si Wood succombe en voulant le défendre ?
Et pourtant, ce geste terrible que l’on exige de lui, se peut-il qu’il le fasse ?
Non prévenu par Fogg, il le pourrait peut-être, croyant à quelque épreuve macabre ; mais averti, n’ignorant rien des véritables sentiments de Sam Guidford, il ne peut douter de ce qui se produira.
Et le temps e.
Il lui semble qu’il y a un siècle qu’il est là, debout devant cet appareil.
Et dans son esprit, cette même question devient obsédante et terrible :
Que doit-il faire ? Agir, ou résister ?
Et il ne s’est encore résolu à rien, lorsqu’un cri éclate non loin de lui. Ce cri, c’est Wood qui vient de le pousser.
« Pas vous ! Pas vous, Nansac ! gronde-t-il ; moi, c’est moi qui agirai. Je le veux ! »
Et très vite, s’adressant au docteur :
« Monsieur, ajoute l’Anglais, ce bâtiment que vous avez condamné est un bâtiment français, portant le pavillon du territoire natal de mon ami. Je comprends son hésitation, son trouble. Je serais comme lui, s’il s’agissait d’un navire portant les couleurs britanniques.
C’est donc moi qui vais prendre sa place ! »
Et sans même attendre l’assentiment du fou, il s’élance sur Nansac et l’empoigne aux épaules pour le repousser loin du manipulateur.
Mais, chose singulière, le Français, qui tout à l’heure hésitait, semble avoir pris brusquement une résolution désespérée et ne veut plus abandonner la terrible mission qu’on lui a assignée.
Le résultat, c’est qu’il y a alors entre les deux hommes comme une lutte à qui prendra la place.
À quel motif obéit donc Nansac en agissant de la sorte ?
Tout simplement à l’idée que Wood vient de lui suggérer à mi-voix, les dents serrées, en le prenant à bras le corps.
« Résistez-moi, lui a-t-il soufflé, gagnons du temps. »
Et Nansac a compris tout de suite. Les trois minutes écoulées, l’explosion de la torpille se produira trop tard, et le paquebot sera sauvé.
Aussi, radieux, mais dissimulant sa joie sous une feinte colère, le Français joue-t-il son rôle le mieux du monde.
C’est à qui, de Wood et de lui, fera les plus violents efforts pour empêcher l’autre de tendre la main vers le terrible et redoutable levier.
Ce spectacle, loin d’étonner le docteur, le plonge au contraire dans un fol accès de gaieté.
Il rit aux éclats, pousse des hourras formidables, excite les combattants qui, maintenant, se roulent sur le sol et se tiennent furieusement à la gorge.
Et soudain, il parle entre deux hoquets :
« Assez, messieurs, assez, de grâce ; vous allez me faire mourir. By Jove ! vous me plaisez ! Hourra ! Voyons, relevez-vous, je vous sais fidèles et dévoués !… Mais, by Jove ! ne vous colletez plus. D’ailleurs les trois minutes sont ées, il est trop tard de près de quarante-cinq secondes maintenant, pour que vous puissiez agir l’un ou l’autre. Ce sera pour une autre fois. »
Et comme les deux amis, le regard brillant, essoufflés, mais la joie au cœur, se remettent sur pied, le dément poursuit, riant toujours :
« By Jove ! messieurs, voilà un zèle auquel je ne m’attendais guère et dont je vous félicite. Il est vrai que ce qui s’est produit est de ma faute. »
Et, l’air entendu, s’adressant directement au Français :
« La prochaine fois, c’est pour faire sauter un navire allemand que je réclamerai votre aide, monsieur de Nansac. Je n’avais pas réfléchi aujourd’hui que, pour un premier début, je vous demandais beaucoup trop.
— J’aurais obéi cependant, souffle le jeune homme, et sans Wood, soyez persuadé, monsieur…
— Je sais… je sais, riposte le docteur, mais ne vous reprochez rien. Votre hésitation était fort naturelle. Je vous le répète, c’est ma faute ; mais on ne songe pas à tout. Heureusement Tommy connaît la manœuvre, et l’affaire s’est faite quand même au moment voulu. »
Et comme, en entendant ces derniers mots, les deux amis restent sur place, pétrifiés et glacés, le Solitaire ajoute, le regard perdu dans le vague :
« À l’heure actuelle, l’Équateur, des Messageries maritimes, est en train de descendre dans les abîmes de l’océan Indien, emportant avec lui tous ceux, hommes, femmes et enfants, qui se trouvaient à son bord. »
Et sur cette sinistre déclaration, se tournant vers son second :
« Tommy, ordonne-t-il, nous n’avons plus rien à faire ici, nous redescendons. Prépare-nous des cocktails, ces émotions nous ont creusés et nous avons besoin de nous remettre. Ah ! avant de te reposer, tu porteras cette minute heureuse sur les précieux feuillets de notre livre d’or. Messieurs, précédez-nous, je vous res. »
Atterrés, dociles, les deux hommes, dont les jambes fléchissent, obéissent et sortent de la chambre fatale.
Cinq minutes plus tard, ils se retrouvent au salon et se laissent lourdement tomber sur les premiers sièges qu’ils trouvent à leur portée.
Ainsi, le drame effroyable s’est accompli, et la comédie qu’ils avaient imaginée pour gagner du temps a été inutile.
Certes ils n’ont pas été les instruments de ce crime monstrueux, mais leur désespoir n’en est pas moins immense.
La vision affreuse de l’hécatombe qui dut se produire là-bas, dans la nuit, en plein calme, en pleine tranquillité, ne peut se détacher de leurs cerveaux bouleversés.
Ils voient, ils vivent, par la pensée, la minute abominable de la catastrophe. Ils ont devant les yeux l’affolement de ces six cents victimes surprises au repos, sans que le plus mince événement ait pu leur faire prévoir ou pressentir l’horrible chose.
Lorsque Sam Guidford, qui, resté en compagnie de Tommy pour remettre les appareils en place dans la chambre, vint les redre quelques minutes plus tard, ni Wood ni de Nansac n’ont eu le courage d’échanger un seul mot.
Trop heureux du crime accompli, le dément ne remarque pas leur abattement.
Il va, vient, marche à travers la pièce en mâchonnant des paroles incohérentes et sans suite.
Et soudain, il s’arrête devant les deux hommes, les mains dans les poches, la tête rejetée en arrière, les traits épanouis :
« By Jove ! gronde-t-il, messieurs, je suis content de vous, et ce qui vient de se produire me rassure sur votre compte. Je craignais jusqu’à ce moment. J’avais tort ! Vous verrez, nous ferons de très grandes choses à nous trois. Celui qui sait détruire doit savoir créer ! »
En entendant cette voix maudite, les deux amis ont un involontaire tressaillement et échangent un regard…
Si, à cette minute même, Tommy ne faisait pas son apparition dans le salon, Dieu seul sait ce qui se erait.
De fait, l’Anglais et le Français se sont déjà levés, prêts à se ruer sur le misérable.
La venue du géant coupe seule leur élan.
Sam Guidford, tout à sa joie féroce, n’a rien vu, rien pressenti. Il est d’ailleurs sincère en félicitant ses hôtes, et c’est de la meilleure foi du monde qu’il a accueilli leur petite comédie.
Persuadé, convaincu de sa force et de son autorité, il lui semble tout naturel qu’on s’incline devant lui. Sa folie, sur ce point, le rend aveugle, son incommensurable orgueil le grise.
Dans son esprit, Wood et de Nansac deviennent de cette minute deux associés fidèles et précieux.
À l’entendre parler, dans les instants qui suivent, l’Anglais et le Français en sont vite convaincus.
Et s’ils s’en réjouissent secrètement, ils ne peuvent cependant s’empêcher de regretter malgré tout la monstrueuse minute qui en fut la cause.
Pendant une heure, rongeant leur frein, se dominant, ils écoutent le dément divaguer sur ce qu’il appelle ses droits et son autorité.
Ce temps écoulé, la tête lourde et bien qu’ayant à peine touché, forcés par le fou, aux boissons préparées par Tommy, ils demandent à se retirer dans leurs chambres, ce que Guidford leur accorde de bonne grâce.
À peine seuls, dans la chambre de Nansac, les deux amis échangent un regard et se comprennent sans un mot.
Il leur faut avertir Fogg cette nuit même, suivant ce qui a été convenu, de façon qu’il se tienne, dès l’aube, en permanence aux environs de Rock-House.
À eux trois ils verront alors à prendre une décision prompte et énergique pour empêcher le renouvellement d’un crime aussi affreux.
Du geste, de Nansac désigne la lampe et la fenêtre.
De la tête, sans un mot, Wood approuve.
« Vers trois heures du matin, » a dit le major.
Il est environ minuit.
Il leur reste donc trois heures à attendre.
D’ailleurs, et cela se comprend, ni l’un ni l’autre n’ont envie de dormir.
Sur un signe de l’Anglais, le Français prend un siège et, invité par son compagnon, vient s’asseoir près de sa table-bureau.
L’idée de Wood est celle-ci : ils vont faire semblant de lire, et tout bas, dans un souffle, vont échanger quelques idées utiles et discuter de l’avenir.
Mais ils n’ont pas le loisir de mettre ce petit plan à exécution.
Derrière eux, la voix du docteur se fait entendre tout à coup :
« Messieurs, j’ai une proposition à vous faire. »
Surpris, les deux hommes se retournent.
Comme le major a eu raison en leur conseillant de ne parler d’aucun de leurs projets dans l’intérieur de Rock-House, et en leur affirmant qu’ils risquaient autrement d’être surpris alors qu’ils s’y attendraient le moins !
De fait, Guidford est là, accompagné de son fidèle Tommy. Par où sont-ils és ? Comment sont-ils venus ?
C’est ce que se demandent les deux amis sans pouvoir se l’expliquer.
Ce qui est certain, c’est qu’ils sont là, qu’ils sont entrés sans que le moindre bruit ait annoncé leur présence, et qu’il s’en est fallu de quelques secondes que la conversation projetée fût surprise par eux.
En entendant les paroles du dément, les deux hommes se sont levés.
À quelle combinaison nouvelle veut-il encore les associer ?
« J’ai une proposition à vous faire, répète le docteur, proposition qui, j’en suis convaincu, vous sourira certainement. Vous comptiez, je crois, vous livrer à la lecture ; ce que je vais vous offrir vous plaira davantage. Je viens vous demander si vous voulez m’accompagner en mer. »
Certes, si la venue soudaine et silencieuse du docteur a surpris les deux amis, il faut avouer que sa proposition les étonne encore bien davantage.
Ahuris, ils se regardent.
« En mer ? répète de Nansac.
— Oui, répond le maître de l’île, je désire constater de visu les résultats de notre opération ; je veux m’assurer que le paquebot visé par nous n’a pas échappé miraculeusement, comme celui qui vous portait, au sort que nous lui réservions. Si cela était, il serait important pour moi de rectifier certains calculs, d’établir de nouvelles précisions. M’accompagnez-vous, messieurs ? »
L’offre est trop intéressante, cela se conçoit, pour être déclinée. Il est urgent, en effet, pour l’Anglais et le Français, de connaître par quel moyen va se faire ce voyage.
Certes, le major leur a bien parlé d’un mystérieux navire, sorte de submersible de moyenne grandeur, construit sur les plans mêmes du docteur ; mais ce navire, ils ne le connaissent pas.
Or il est nécessaire, pour l’avenir, de savoir ce qu’il est et de se rendre compte si, le moment venu, il ne pourra leur servir à quitter l’île.
Ils vont donc accepter sans hésitation, lorsque de Nansac se souvient qu’ils doivent, cette nuit même, avertir Fogg. Aussi :
« Vous pouvez accompagner monsieur, Wood, fait-il : moi, je préfère rester et prendre un peu de repos ; je ne me sens pas très bien. D’ailleurs, soyez tranquille, le moment venu, je réclamerai mon tour de faveur. »
Wood comprend et ne dit mot.
C’est d’ailleurs en vain que le docteur, un peu surpris, insiste : le Français s’obstine dans sa résolution, prétextant une grande douleur de tête.
De très bonne grâce, Sam Guidford s’incline alors et, suivi de l’ingénieur et du géant, s’éloigne, le laissant seul, ainsi qu’il en a manifesté le désir.
Rapidement les trois hommes descendent les escaliers conduisant aux étages inférieurs.
Mais au moment de quitter Rock-House, le docteur échange quelques mots avec son second dans ce langage qui est inconnu de Wood.
Néanmoins, et bien que ne comprenant pas, l’ingénieur se rend vite compte que Tommy Hab ne va pas être de l’expédition projetée.
Seul il accompagnera le dément.
De fait, le docteur l’ayant engagé à le suivre, ils quittent Rock-House sans que le géant les accompagne.
Wood suppose alors que Guidford n’a agi de la sorte que par prudence et pour ne pas laisser de Nansac seul.
Sans doute n’a-t-il pas encore pleine confiance dans ses nouveaux associés et l’insistance du Français pour ne pas venir avec eux a-t-elle éveillé chez lui quelques soupçons.
C’est possible.
Et l’ingénieur le croit d’autant mieux que le dément a pris grand soin, au départ, de vérifier les revolvers qu’il porte toujours à la ceinture, enfermés dans leurs étuis en cuir fauve.
Si cela est, il s’agit d’être prudent et de ne pas donner prise aux suppositions du fou.
Sans paraître remarquer les précautions prises par le Solitaire, Wood le suit, et le plus naturellement du monde.
Préoccupé sans doute par quelque secrète pensée, le maître de l’île marche en silence.
Ils ont quitté Rock-House et dévalent l’étroit sentier qui conduit à la plage.
La nuit est peu claire. De gros nuages courent dans le ciel. Le vent souffle avec force de l’est, et les vagues se brisent sur les roches et sur les falaises avec un grondement sourd et continu.
C’est vers la cabane isolée dans laquelle les deux naufragés se réfugièrent durant la première nuit qu’ils èrent dans l’île, que Guidford conduit son compagnon.
C’est la première fois que Wood y revient depuis que de Nansac et lui s’y abritèrent en abordant.
Il est probable que le fou veut y prendre quelque objet nécessaire à son excursion au large et que, cela fait, ils se dirigeront ensuite vers l’endroit où se trouve caché le mystérieux bâtiment du docteur.
Et il faut vraiment que cet endroit soit bien secret et bien dissimulé, car Wood et Nansac ne purent le découvrir dans les recherches qu’ils firent quelques jours plus tôt, avant de commencer leur radeau, pour trouver une embarcation grâce à laquelle ils eussent pu quitter l’île.
Et l’ingénieur n’a momentanément qu’une hâte et qu’une curiosité, c’est d’arriver plus vite en ce lieu inconnu.
Parvenu devant la cabane, il laisse donc entrer Guidford, avec l’intention de l’attendre au dehors ; mais le docteur ne l’entend pas ainsi et l’engage à le suivre.
« La méfiance continue, » pense Wood.
Et, sans plus se faire prier, il s’empresse d’obéir.
Le Solitaire a tôt fait d’allumer le fanal posé sur la table.
Le compagnon de Nansac constate alors que tout est toujours en cet endroit dans le même état que le jour où ils le quittèrent pour aller résider à Rock House.
Cependant, le fanal allumé, et au grand étonnement de l’ingénieur, le dément est allé refermer la porte d’entrée avec soin.
Cela fait, il revient vers Wood et lui présente le fanal en le priant de l’éclairer.
Surpris, ce dernier fait ce qui lui est demandé.
Les manières du vieillard l’intriguent.
Que va-t-il faire ?
Rapidement le fou se dirige vers la couchette sur laquelle de Nansac s’étendit pour dormir.
Il la tire à lui, puis, pressant sur un ressort caché dans la muraille qui s’ouvre doucement en deux, il démasque aux yeux ébahis de son compagnon une ouverture sombre qui semble être l’entrée d’un large puits dont l’ingénieur penché sur la margelle cherche, mais vainement, à l’aile de son falot, à distinguer le fond.
« Qu’est-ce que cela ? Et où cela conduit-il ? »
Guidford ne prend même pas la peine de le renseigner.
De la main il lui indique de solides crampons de fer couverts de rouille et rivés aux parois intérieures.
« Veuillez descendre, » dit-il.
Et comme, malgré lui, Wood a un léger mouvement d’hésitation :
« Ne craignez rien, Master, ajoute le docteur, les marches sont solides et peuvent er des poids dix fois supérieurs au vôtre. Vous allez les descendre doucement, et cela jusqu’au moment où vos pieds se poseront sur une surface solide. Je vous aurais bien précédé pour vous montrer la route mais vous ignorez comment se ferment derrière nous ces panneaux mobiles. »
Et, à l’instant où Wood, vivement intrigué, se décide à enjamber la margelle et pose déjà le pied sur le premier échelon :
« Ah ! une recommandation, fait-il. Lorsque vous serez parvenu au terme de la descente, et bien que vous sentiez sous vos pieds un corps dur et rigide, veuillez prendre la précaution de ne pas abandonner le dernier crampon de fer que serrera votre main. Il y aurait danger. »
Ainsi prévenu, l’ingénieur ne peut se défendre d’un moment d’hésitation bien naturelle.
« Quel danger ? questionne-t-il.
— Danger de vous noyer, my dear, riposte le Solitaire ; la partie solide sur laquelle vous vous arrêterez n’a, en effet, que quelques pieds de superficie ; plus loin, c’est l’eau, c’est le vide.
— Le vide ? riposte Wood : diable, vous faites bien de me prévenir. Et il n’y a pas d’autre péril à craindre au fond de votre puits ?
— Non, réplique le dément. Après vous serez en sûreté. Allons, quand vous voudrez, Master ! »
Docile et comprenant qu’il ne peut reculer, ce qui, d’ailleurs, n’est pas dans son intention, l’ingénieur commence prudemment sa descente.
Pour la lui faciliter, Guidford a repris le fanal, et c’est lui qui, après avoir soigneusement refermé le age derrière eux, éclaire maintenant leurs mouvements.
Par deux fois l’ami de Nansac manque de glisser sur les échelons humides et qui, à mesure qu’il s’enfonce dans le puits, sont de plus en plus recouverts par des herbes et des algues qu’à l’odeur Wood reconnaît facilement pour des plantes marines.
Ce puits mystérieux aboutit donc à la mer ?
C’est probable, certain même, comme il est certain que le bâtiment étrange du docteur doit se trouver au fond de ce trou.
Et l’ingénieur comprend pourquoi le maître de l’île lui a bien recommandé de se tenir aux crampons de fer en mettant les pieds sur le corps solide qui leur servira d’appui.
C’est certainement à la plate-forme du submersible qu’ils vont aboutir.
De fait, il ne doit pas faire erreur, car ses semelles heurtent bientôt une masse dure et qui rend un son métallique.
Pour arriver jusque-là, l’ingénieur a compté soixante-quinze échelons de fer qui, estime-t-il, doivent être espacés de cinquante centimètres environ.
La profondeur du puits est donc de quarante à quarante-deux mètres tout au plus, ce qui est déjà très raisonnable.
Tout en se tenant solidement d’une main, ainsi que cela lui a été recommandé, Wood cherche à voir au-dessous de lui et autour de lui.
Les pieds reposent bien, ainsi qu’il l’a pensé au premier moment, sur une surface faite de plaques métalliques rivées et boulonnées entre elles.
Autant qu’il en peut juger sous la faible et vacillante lueur du fanal que le fou balance à bout de bras en poursuivant sa descente, le pont du navire n’émerge pas de plus de trente-cinq à quarante centimètres au-dessus de l’eau.
Wood peut même avoir comme l’impression assez juste qu’il se tient debout sur la carapace d’une de ces tortues géantes, comme celles que l’on trouve dans l’archipel d’Aldabra, aux Mascareignes, dont le poids dée trois cents kilogrammes, la longueur un mètre, et dont l’espèce n’existe encore que parce qu’elle se trouve sous la protection du gouvernement anglais.
Quant à voir autour de lui, Wood ne le peut guère ; c’est à peine s’il aperçoit, par places, les reflets sombres de l’eau miroitant sous la lueur du fanal.
D’ailleurs le docteur a tôt fait de le redre et ne lui laisse ni le loisir de poursuivre son examen, ni le temps de lui poser une question.
En hâte, Wood le voit se courber et soulever dans le plancher métallique une sorte de trappe étroite, sorte de trou d’homme juste suffisant pour livrer age à un individu de corpulence moyenne.
Et l’ingénieur ne peut s’empêcher de songer que si Master Tommy Hab fut convié quelquefois par son maître à une promenade au largo, à bord de ce mystérieux navire, il dut certainement peiner beaucoup pour arriver à se glisser à l’intérieur.
Précédant son compagnon, Guidford s’empresse de disparaître par l’étroite ouverture.
Peu désireux de demeurer seul dans ce noir qui maintenant l’environne, Wood n’est pas long à l’imiter, se promettant de remettre à plus tard, à son retour, son examen interrompu.
Deux minutes plus tard il se retrouve aux côtés du docteur et, se rendant un compte plus exact du lieu où il se trouve, comprend qu’il ne s’est pas trompé dans ses dernières suppositions.
Il sait à présent d’une façon précise où il est.
Ce puits doit aboutir à une caverne immense que remplit aux trois quarts un lac souterrain. Ce plancher formé de plaques métalliques, c’était bien le pont du mystérieux submersible du docteur, et c’est à l’intérieur de ce submersible qu’il se trouve à présent enfermé avec lui.
Et Wood s’explique en même temps un fait que de Nansac et lui avaient toujours jugé jusqu’à ce moment incompréhensible. Il devine que le visiteur qui traversa la cabane lors de leur première nuit dans l’île et pendant qu’ils observaient les feux du large n’était autre que le docteur Guidford, retour d’une expédition analogue à celle qu’ils font en ce moment, de Guidford qui était allé voir à plusieurs milles de son île ce qu’il était advenu de l’Australia torpillée par lui.
Comme il songe de la sorte, au-dessus de sa tête, avec un déclic sec, l’étroite ouverture par laquelle ils se sont glissés tous les deux se referme tout à coup.
Et tout à coup aussi, une lumière douce succède à la clarté douteuse du fanal que Guidford vient d’éteindre.
Alors le vieillard se tourne vers son compagnon et, dans un geste circulaire, lui désignant le bâtiment :
« Master Wood, dit-il, ici, plus encore qu’à Rock-House, vous êtes chez moi, car ce submersible, construit sur mes plans, est tout entier sorti de mon cerveau. Si sa carcasse fusiforme ressemble à la plupart des bâtiments de ce type, l’aménagement intérieur, la disposition générale, la machinerie, les dispositifs de plongée et le moteur sont uniquement de mon invention, et je puis dire, sans crainte de me vanter, que, sous ce rapport encore, j’ai laissé bien loin derrière moi les modernes et les plus récentes inventions de cette humanité stagnante et sans énergie. Mon navire, que je vais vous faire voir en détail, est une merveille de précision et de mécanique. À son bord pas d’accidents stupides et imprévus à craindre. Rien à redouter. La sécurité absolue. Master Wood, si vous le permettez, je vais vous faire les honneurs de ma dernière invention, je vais vous faire connaître mon Young-Wolf. »
Et, sans même attendre l’assentiment de l’ingénieur, qui, au fond, ne demande qu’à voir et qu’à écouter, persuadé que tout ce qu’il apprendra ne pourra que lui être fort utile pour l’avenir, le Solitaire lui fait visiter son bâtiment dans ses moindres détails et donne des renseignements précis et instructifs.
Cette visite est d’ailleurs vivement faite, car le submersible n’est guère grand, et, de plus, Guidford semble avoir hâte de se trouver au large.
Si rapide soit-elle, Wood se trouve suffisamment édifié.
Le navire sur lequel il se trouve est un submersible de vingt mètres de long, tout au plus, sur trois de large, mû par une force motrice composée uniquement d’accumulateurs du type Laurent Cély, mais extrêmement perfectionnés. L’hélice, à ailes réversibles, permet de faire machine en arrière sans changer le mouvement de l’arbre de la machine, pendant qu’une seconde hélice horizontale permet l’immersion au repos.
L’intérieur, en fait d’aménagement, ne comprend que deux pièces : un salon-cabine à l’arrière, la chambre des machines, où sont enfermés tous les appareils de plongée et de mise en marche, à l’avant.
Là, encore, tout comme dans l’étrange demeure de Rock-House, l’électricité joue le rôle principal.
Sans perdre de temps, cette visite terminée, le docteur revient dans la machinerie.
Le dément a baptisé son sous-marin du nom inquiétant de Young-Wolf (Louveteau), nom qui s’accorde d’ailleurs irablement avec les idées sauvages de son propriétaire.
Moins de dix minutes après son embarquement, Wood sent le bâtiment s’enfoncer lentement, puis se lancer en avant, suivant un tunnel qui certainement doit aboutir à la mer.
Tout d’abord, la vitesse du petit bâtiment est minime, mais un quart d’heure ne s’est pas écoulé que Guidford l’accentue et, se tournant vers l’Anglais, lui annonce qu’ils ont quitté l’île et naviguent au large par soixante mètres de fond et à une vitesse moyenne de cinquante nœuds.
Dans ces conditions, il ne compte pas mettre plus de deux heures pour atteindre l’endroit où s’est produite l’explosion de la torpille, et par cela même la catastrophe de l’Équateur, dont la position exacte lui a été fournie, on s’en souvient, par les malheureux qui montaient ce bâtiment.
Wood, plus ému qu’il ne voudrait le paraître, écoute à présent, d’une oreille presque distraite, les indications qu’orgueilleusement le docteur lui fournit sur le bâtiment qui les porte.
Tout d’abord cette visite l’a intéressé, et pour un moment il a oublié vers quel but macabre l’entraînait le docteur. Mais à cette heure il n’en va plus de même, et d’autres préoccupations occupent son cerveau.
Assis dans l’étroite chambre que précède la machinerie en laquelle se tient le docteur, Wood l’entend parler comme dans un rêve. Pour le moment il ne songe, lui, qu’au spectacle qui l’attend là-bas, dans quelques instants, lorsqu’ils arriveront sur le lieu du drame.
C’est d’un œil indifférent qu’il suit, à travers la glace d’un panneau largement ouvert sous ses yeux, le age rapide des poissons qui fuient de toutes parts devant la masse puissante du sous-marin, et dont les écailles multicolores jettent des feux étranges sous la clarté des projecteurs.
Tout en surveillant la marche du navire, Sam Guidford continue à pérorer, à se griser de ses propres paroles.
« Faire couler un navire à distance n’est rien, déclare-t-il. La belle affaire vraiment, Master Wood, lorsque, comme moi, l’on a arraché à la télémécanique sans fil ses secrets les plus cachés !
« Je peux faire mieux, mon cher, et le jour n’est pas loin où, me servant comme conducteur des couches souterraines du globe, je pourrai à mon gré faire éclater, aux antipodes de mon île, un tremblement de terre qui abattra une ville tout entière.
« Quelle chose merveilleuse, convenez-en, Master Wood, que l’électricité ! Un bouton que l’on pousse, un levier qu’on soulève, une roue que l’on tourne, et voilà, à des milliers de lieues, une cité en ruine, des maisons culbutées, l’incendie, la mort. Et tout cela sera mon œuvre !
« Et ne croyez pas une telle chose infaisable, Master ; non, à celui qui cherche rien n’est impossible. Mon île, Master Wood, est irablement machinée. Le jour où l’humanité entière se liguera contre moi, je pourrai, si je le veux, me faire sauter avec elle.
« Mes dispositions, vous le pensez, sont prises à cette intention ; mais nous n’en sommes pas là. J’ai mieux à faire.
« Grâce à des dispositifs formidables, je vais pouvoir, d’ici quelques jours, produire à longue distance un ébranlement de l’écorce terrestre, je pourrai faire s’ouvrir la terre, oui, la terre, vous m’entendez, et cela en telle partie du monde qu’il me conviendra de bouleverser, rien qu’en propageant directement, à travers le noyau central du globe, des ondes électriques puissantes et capables de produire de brusques plissements dans notre frêle enveloppe. »
Wood, qui n’a surtout entendu que les dernières phrases, ne peut se retenir tout d’abord d’un mouvement de surprise et de stupeur.
Fogg ne les a vraiment pas trompés. L’idée dominante du dément est de détruire. Toutefois, ce dernier projet est tellement fantastique que l’ingénieur se reprend vite et éprouve même une certaine satisfaction à contrarier Guidford, au risque de le rendre furieux.
« À travers le noyau central ? répète-t-il : mais vous semblez oublier, cher monsieur, qu’au-dessous de l’écorce terrestre n’existe qu’une masse de substances très chaudes, à l’état liquide ou plus ou moins pâteux, que les savants nomment pyrosphère, par opposition à la croûte solide superficielle, qui est la lithosphère, et que ce pyrosphère formera tampon et arrêtera fatalement vos courants électriques. »
Mais, loin de s’emporter, le dément se contente de hausser les épaules et le regarde en dessous, sans quitter son poste de manœuvre.
« Piètre argument, rétorque-t-il. Vous croyez, vous, à l’existence d’une masse liquide formant le noyau du globe ?
— Certes, riposte Wood, un peu interloqué, malgré tout, par cette question, et tout le démontre.
« Les tremblements de terre d’abord, produits par des plissements trop intenses, plissements qui ne peuvent se comprendre que dans une mince enveloppe entourant une masse liquide qui se rétracte constamment par les progrès du refroidissement.
« La masse liquide ensuite, que l’on voit sourdre par endroits et qui s’épanche au dehors, sous forme de lave, par les fissures de l’écorce que jalonnent les cratères des volcans.
« Enfin, preuve dernière, formelle celle-là et basée sur des expériences toutes récentes : cette masse fluide souterraine existe si bien qu’elle est, comme l’eau des océans, attirée par la lune, qu’elle est soumise à des marées qui soulèvent en même temps l’écorce demi-élastique qui l’entoure. La démonstration de ces mouvements périodiques a été faite…
— En 1909, à l’observatoire de Potsdam, achève le docteur, je sais, je sais, Master Wood, mais si cela en a convaincu beaucoup, cela ne m’a pas convaincu, moi. Mes observations plus récentes ont curieusement infirmé cette conception. »
Et comme l’Anglais, à son tour, ne peut réprimer un haussement d’épaules significatif, le vieillard élève le ton :
« Il m’est facile de vous convaincre, dit-il. Vous savez sans doute comme moi que les tremblements de terre, déterminés par de brusques cassures de l’écorce terrestre, sont des ébranlements particulièrement violents au voisinage même de la cassure, et peuvent se transmettre à des distances énormes, jusqu’aux antipodes mêmes du lieu du cataclysme, où des appareils délicats, des sismographes, les enregistrent.
« Or, que vous le vouliez ou non, cette transmission se fait par deux voies. 1° en suivant l’écorce extérieure, 2° en se propageant directement à travers le noyau central.
« Eh bien, je l’ai constaté moi-même, la vitesse de propagation par cette dernière voie est telle, qu’il faut bien ettre que le milieu à travers lequel elle se fait a une rigidité plus grande que celle de l’acier. Oui, Master Wood, aussi paradoxal que cela vous paraisse, le centre de la terre est donc solide, et je n’en veux pour preuve définitive que les effroyables pressions qui s’exercent sur la masse centrale et dont rien à la surface ne peut donner une idée. »
Un peu ahuri, Wood regarde son interlocuteur avec stupéfaction et murmure :
« Et à votre avis, ce noyau central serait formé… ?
— De fer non oxydé, mais riche en carbone, d’une sorte de fonte dont la composition est très semblable à celle des aérolithes ; mais je crois en avoir assez dit pour que vous soyez convaincu.
« Au surplus, Master, nous pourrons reprendre plus tard cette conversation si elle vous intéresse. Pour l’instant, nous avons à nous occuper de choses plus urgentes. Le Young-Wolf entre en ce moment dans les eaux où naviguait l’Équateur, et nous avons à nous assurer de ce qu’a pu devenir ce malheureux navire. »
Et comme Wood, soudain rappelé au sentiment de la réalité, se tourne fiévreusement vers le panneau ouvert près de lui sur le fond de la mer, la voix rude, glaciale, le fou reprend :
« Vous avez déjà vu des navires à la côte, Master Wood, mais vous n’en avez certainement jamais vu flottant entre deux eaux par trente brasses de fond. C’est un spectacle curieux et qui mérite d’être vu. Regardez, regardez, la chose en vaut la peine. »
À la vérité, Wood n’a pas besoin de ce dernier conseil pour observer avec attention la masse liquide au milieu de laquelle, docile à la main qui le dirige, évolue le Young-Wolf. Il regarde, les prunelles dilatées, le cœur serré, les mains crispées sur la barre de cuivre qui forme main courante autour de l’étroite pièce. Les deux fanaux électriques du sous-marin déversent des torrents de clarté à travers la masse des eaux.
Des poissons de toutes les espèces, de toutes les formes, éblouis par cette lumière éclatante, ent comme des flèches derrière la glace transparente, s’enfuient, reviennent, se heurtent aux parois du sous-marin.
Wood voit même er devant ses yeux deux ombres immenses, squales formidables qui, tout aussi vite, plongent dans un remous effroyable, et disparaissent au loin comme des êtres irréels et vaporeux.
Mais ce spectacle, qui, en toute autre circonstance, captiverait et intéresserait au plus haut point l’Anglais, le laisse à cette heure bien indifférent.
De fait, il ne veut pas étudier ou irer les merveilles de la faune ou de la flore sous-marine ; non, son regard, qui scrute anxieusement la masse liquide, cherche un autre spectacle, spectacle d’horreur et d’abomination celui-là.
Les yeux fixes, il attend l’apparition terrible que vient de lui annoncer le docteur.
Chaque seconde trop lente qui s’écoule le rapproche de l’instant où, sous la lueur puissante des projecteurs, la masse éventrée du paquebot l’Équateur se montrera brusquement devant lui.
Que verra-t-il alors ? Quelle vision d’épouvante apercevra-t-il ?
Dans son imagination enfiévrée il lui semble déjà distinguer l’affreux spectacle.
Oui, il voit le trou béant, dans la carène, au-dessous de la ligne de flottaison, l’ouverture maudite par laquelle le flot entra avec la mort.
Sur le pont en partie éclaté, il aperçoit des gens, des noyés, des malheureux surpris par la monstrueuse catastrophe et qui, tous, ont gardé l’attitude dernière, désespérée, dans laquelle l’engloutissement brusque les figea.
Il voit les visages convulsés, les bras tendus dans un geste d’appel, les grappes humaines suspendues aux drisses, aux galhaubans, les corps enlacés, accrochés les uns aux autres.
Ici, une mère gît au pied de la erelle, serrant dans ses bras le pauvre petit être qu’elle voulait sauver. Plus loin, cramponnés aux palans d’une embarcation, des hommes semblent lutter encore à qui s’embarquera, s’enfuira le premier.
Oui, toutes ces horreurs, il les voit en pensée, comme si, déjà, la vision réelle était devant ses yeux.
Qui sait même si elle ne déera pas tout ce que peut enfanter dans la fièvre son imagination affolée ?
Cependant, lentement, avec précaution, tel le chien de chasse flairant la piste du gibier qu’il poursuit, le Young-Wolf poursuit sa marche.
Mais, chose singulière, le terrible petit bâtiment a beau poursuivre ses évolutions, le temps e et rien ne se montre.
Guidford ne s’est pourtant pas trompé dans ses calculs, ils sont bien sur le lieu où, normalement, dut se produire l’explosion de la torpille, à l’endroit précis où dut sombrer le paquebot éventré.
Et cependant c’est vainement que les projecteurs fouillent les flots, rien n’apparaît, rien n’annonce qu’un navire ait coulé à cette place.
Nerveux, inquiet, surpris, le démon se décide alors à élargir le champ de ses investigations. Sous demi-vitesse, il fait opérer au sous-marin une sorte de circonférence immense qu’il rétrécit ensuite peu à peu.
Mais dans cette manœuvre la masse énorme du paquebot englouti n’apparaît toujours pas.
Par les panneaux de cristal ouverts à tribord et à bâbord dans la chambre des machines, il lui est facile d’observer le fond de l’Océan.
Wood, qui, dans l’autre chambre, a fait la même constatation, sent l’angoisse qui lui étreignait le cœur et troublait son cerveau se dissiper doucement. À l’épouvante succède petit à petit une espérance folle, une joie énorme.
Mon Dieu ! si Tommy avait fait manœuvrer trop tard ou trop tôt le manipulateur, si la torpille n’avait pas éclaté à la seconde précise et voulue, si l’Équateur avait pu heureusement échapper au sort effroyable qui lui était destiné ; si, aussi heureux que l’Australia, il avait pu s’en tirer sans avaries graves !
L’Anglais pense à cela, l’espère, mais n’ose encore y croire tout à fait.
Et pourtant le temps e et rien ne se montre.
Debout dans le poste de manœuvre, les dents serrées, le regard fixe, le fou fait atteindre à son bâtiment une profondeur plus grande.
Le Young-Wolf est maintenant par deux cents mètres de fond environ et recommence à évoluer dans tous les sens. Mais c’est en vain.
Penché sur la barre de direction, le maître de l’île ne voit toujours rien.
Wood, que la joie rend nerveux, s’est levé et, appuyé à la barre de cuivre regarde maintenant avec plus d’attention le spectacle curieux que lui offre l’Océan observé à cette profondeur.
Mais soudain une secousse violente lui fait perdre l’équilibre et l’envoie rouler rudement à l’autre bout de la pièce.
Que se produit-il maintenant ?
Il n’a pourtant entendu d’autre bruit qu’un ronflement sourd et significatif produit par les pompes chassant violemment l’eau des réservoirs.
Ce qui vient de se produire est simple.
Sans crier gare, sans prévenir, désappointé, furieux, le dément vient d’opérer la remontée du sous-marin, dans l’intention évidente de faire en surface une reconnaissance.
Telle est sa hâte de se rendre compte, qu’il ne s’assure même pas, à l’aide du périscope, si quelque navire ne circule pas en ces parages.
En réalité, il fait nuit, et le Young-Wolf, dont il a pris seulement soin d’éteindre les projecteurs, ne court guère le risque d’être aperçu dans l’ombre.
La remontée s’est effectuée avec une rapidité vertigineuse.
À peine le petit bâtiment est-il émergé, qu’abandonnant son poste, le fou bondit vers la petite échelle de fer conduisant au capot supérieur.
Il a tôt fait de dégager l’ouverture et de faire jouer les parois mobiles.
Wood, qui s’est relevé sans peine, n’est pas long à le redre.
Ils sont maintenant tous les deux sur une étroite plate-forme qu’entoure une rambarde légère, et c’est avec délices que l’ingénieur s’emplit les poumons d’oxygène pur.
Positivement, il commençait à étouffer en bas, dans cette atmosphère chaude et lourde.
Autour d’eux, le flot est relativement calme. Une houle à peine sensible ride l’Océan.
La nuit est sombre, mais le ciel est piqué, çà et là, de quelques étoiles.
Aucun feu au large, et, par conséquent, aucun bâtiment en vue.
Sam Guidford s’est porté à l’avant du sous-marin.
Il a rapidement dégagé l’entrée d’une sorte de capot dans lequel il s’est laissé glisser jusqu’à mi-corps.
Là, installé devant des appareils de direction, il a remis le bâtiment en marche, sous demi-vitesse.
Et la manœuvre exécutée à deux reprises au fond de la mer se renouvelle à la surface.
Cette fois, par exemple, ils sont plus heureux dans leurs recherches.
De fait, ils ne sont pas longtemps avant de recueillir deux épaves.
La première est une partie de la torpille, qui a bien éclaté, ainsi que l’a toujours supposé le dément.
La seconde est une embarcation éventrée, sur le tableau d’arrière de laquelle se lit encore le nom du bâtiment auquel elle appartient et les indications d’usage :
Équateur. – Canot n° 7, 2e chef mécanicien.
Mais là s’arrêtent leurs découvertes. Il leur est impossible de trouver autre chose.
C’est peu, et le Solitaire s’en rend compte.
Rageur, se contenant avec peine, il le constate.
« Coup manqué, Master, déclare-t-il en s’adressant à Wood avec un rire mauvais.
« Tommy n’a pas dû ou n’a pas pu, par votre faute, exécuter la manœuvre à la seconde précise. Ma torpille a bien éclaté, mais elle n’a éventré que cette baleinière. C’est fâcheux, by Jove, car cela nous prive, et vous surtout, d’un spectacle curieux. Voilà deux fois que cette malchance nous poursuit. Votre Australia s’en tira déjà à bon compte ; il fallait que ce paquebot maudit nous échappât aussi. »
Radieux, Wood, redevenu, tout à fait maître de soi, fait le bon apôtre et murmure :
« En êtes-vous bien sûr, monsieur ? En cherchant encore, peut-être pourrions-nous… ? »
Mais le docteur l’interrompt d’un ton brusque et dépité.
« Aucun doute à conserver, réplique-t-il ; ce bâtiment de malheur s’en est tiré indemne. S’il en était autrement, nous trouverions ici d’autres épaves que ce canot disloqué et prêt à couler. Nous verrions des débris de toutes sortes, des corps flottants ; or, vous pouvez le constater vous-même, il n’y a rien de tout cela.
« C’est une partie manquée.
« Heureusement nous prendrons notre revanche, et dès la nuit prochaine, s’il le faut ; et cette fois, je le jure bien, nous ne ferons pas, comme ce soir, une promenade inutile. »
Les poings serrés, Wood écoute ces paroles menaçantes avec le désir violent de se ruer sur l’homme et de l’étrangler.
Mais il réfléchit vite à la stupidité d’une telle tentative exécutée en un pareil moment, sur cette minuscule plate-forme où il lui faut se mouvoir avec les plus grandes précautions, s’il ne veut pas courir le risque d’être précipité à la mer.
Et puis, une autre raison l’arrête, plus importante encore.
Il ne sait que peu de choses de ce sous-marin.
Comment le ramènera-t-il à l’île, s’il tue le docteur, à cette île dont la position exacte lui est totalement inconnue ?
Non, quelque violent que soit son désir, il doit le repousser, se contenir.
Ce à quoi il est mentalement résolu, par exemple, c’est à dre, dès l’aube, le major Fogg et, secondé par lui et par Nansac, à tout tenter pour qu’avant la nuit suivante le fou et son alter ego soient réduits à la plus complète impuissance.
Pendant que toutes ces réflexions traversent son cerveau, le docteur a remis le cap sur l’île.
Le retour s’effectue cette fois en surface.
Pour ne pas être enlevé par la mer, Wood, sur le conseil de son compagnon, est venu s’installer à l’avant, dans l’étroit emplacement réservé à la machinerie lors de la navigation extérieure.
Il se trouve placé ainsi comme le sont les coureurs dans les canots de course automobiles.
Sam Guidford, pressé de rentrer, fait marcher son bâtiment à la vitesse maxima.
Il ne parle plus. Le coup manqué l’a fortement touché.
Le submersible file à une allure folle, faisant jaillir devant son étrave mince et effilée un blanc sillage d’écume.
Peu à peu, dans le ciel, la brume s’est levée. Les étoiles brillent maintenant dans toute leur splendeur.
L’ombre qui, une heure plus tôt, couvrait l’immensité de la mer, s’est dissipée pour faire place à une clarté douce.
Bientôt, noires et lointaines, Wood voit et signale à son compagnon les hautes falaises volcaniques de l’île.
Le Young-Wolf, lancé comme un bolide, s’en rapproche avec une rapidité vertigineuse.
Le Solitaire, en pressant sur un bouton, a fait s’allumer tout à l’avant un feu rouge de la grandeur d’une grosse étoile, mais d’un éclat très vif.
C’est là, bien certainement, le fameux feu rouge venant du large et aperçue quelques jours plus tôt par les deux naufragés.
Le regard perdu au loin, Guidford garde toujours un silence obstiné, que son compagnon ne songe pas interrompre.
Peu à peu les falaises deviennent plus précises, et bientôt il est facile de distinguer les abords sauvages et peu accueillants des côtes.
Et ils n’en sont plus qu’à un mille à peine, lorsque, brusquement, Sam Guidford arrête l’élan du bâtiment et se penche en avant.
Debout près de lui, Wood peut constater alors que les traits du maître de l’île reflètent une surprise poussée jusqu’à ses extrêmes limites.
L’homme, en même temps, interroge la mer, regarde le ciel et paraît tout à coup sous l’empire d’une émotion formidable.
Cela est si flagrant, si évident, que l’ami de Nansac, étonné lui aussi d’un tel changement, ne peut se défendre de le questionner.
« Qu’arrive-t-il, monsieur ? prononce-t-il. Un accident ? »
Alors, la voix changée, sourde, Sam Guidford lui montre la partie liquide qui s’étend entre le sous-marin et l’île.
« Je ne sais, balbutie-t-il, mais il se e ou il a dû se er dans l’île, en notre absence, quelque chose d’anormal, d’imprévu, quelque accident, sans doute. Voyez. Nous sommes en face de la crique près de laquelle se dresse la cabane où vous vous êtes réfugié avec M. de Nansac ; or, cette crique, la seule par laquelle on puisse aborder dans l’île, n’est pas gardée.
— Pas gardée ? répète Wood.
— Non, poursuit le docteur. De Rock-House, Tommy, qui doit surveiller notre retour, a pour mission d’allumer les torpilles qui barrent la e et de nous annoncer par une projection aérienne que tout va bien dans l’île ; or, regardez, le chapelet de torpilles n’est pas allumé, et aucun signe ne scintille dans le ciel. C’est la première fois qu’un tel fait se produit, la première fois…
— D’où vous concluez ? demande l’ingénieur.
— Qu’il s’est produit à Rock-House, durant le temps de notre inutile excursion, un fait que j’ignore et que je ne peux m’expliquer, mais qui, je l’avoue, me trouble étrangement. Pour que Tommy n’ait pas rempli sa mission, lui, dont je suis sûr comme de moi-même, il faut qu’il lui soit advenu quelque chose de grave. Pour moi, monsieur Wood, c’est que Tommy est blessé, ou c’est que Tommy est mort. »
Wood entend cette déclaration sans qu’un muscle de son visage laisse deviner ce qu’il ressent à cette minute même, et pourtant son émotion est terrible.
Si Sam Guidford, qui, bien sincèrement, ne comprend rien à ce qui se produit, pouvait lire au fond de sa pensée, il serait tout de suite fixé sur le sort probable de son alter ego.
En effet, l’Anglais a eu immédiatement l’intuition de ce qui dut se produire durant leur absence.
De Nansac, surexcité par les tragiques événements de la soirée, talonné par l’affreuse certitude de l’engloutissement du paquebot, n’a pu certainement se contenir plus longtemps.
D’un autre côté, rassuré par la confiance que son maître portait aux deux naufragés, Tommy s’est probablement départi de sa surveillance et de sa méfiance coutumières, et le Français en a sans nul doute profité. Surpris, assailli, terrassé, le second de Sam Guidford n’a pu ou n’a pas eu le loisir de résister, de se défendre, et de Nansac, s’il ne l’a pas tué, l’a bien évidemment réduit à l’impuissance.
L’absence des signaux en est une preuve certaine.
Quant à savoir et à chercher comment la chose dut se er, Wood ne s’en préoccupe pas. Le fait indéniable pour lui, c’est que Tommy a eu le dessous dans l’aventure. S’il en était autrement, l’homme aurait accompli sa mission habituelle.
Aussi, à présent, l’Anglais n’a-t-il plus qu’un désir : se trouver à Rock-House et près de son vaillant compagnon, le plus vite possible.
Le maître de l’île semble d’ailleurs aussi pressé que lui de savoir ce qui a pu se produire.
Chose étrange, le dément ne songe pas une minute à quelque coup de force de la part de ceux qu’il croit sincèrement des alliés. Non, pas une seconde il ne lui vient à la pensée l’idée d’une trahison possible… Dans son cerveau que trouble son étrange et redoutable folie, il lui paraît tout naturel que le Français et l’Anglais se soient attachés à ses idées et à ses projets d’avenir, avec la même foi et la même conviction que le fit Tommy Hab.
Se dominant, il a repris sa place devant les appareils de direction.
« Notre rentrée sera périlleuse, déclare-t-il à Wood ; votre concours va m’être utile. Le moindre choc contre l’une des torpilles, et nous sautons. Il nous faut éviter un semblable accident. Veuillez donc, Master, surveiller attentivement l’avant du Young-Wolf et me signaler la marche à suivie. Le chapelet de torpilles é, tout péril sera conjuré. »
Obéissant, Wood se glisse à l’extrême pointe avant du sous-marin, et là, couché à plat ventre, les mains tendues, il se met en devoir de remplir consciencieusement, et pour cause, la mission qui lui est dévolue.
Pendant ce temps, Sam Guidford remet le bâtiment en marche, mais avec une extrême lenteur.
Une heure plus tard, et sans anicroche, la e dangereuse est heureusement franchie.
Rapidement, Guidford fait alors signe à son compagnon de le suivre dans l’intérieur du sous-marin, dont il referme les panneaux sur eux, et tout de suite la plongée s’effectue.
Il ne leur faut pas vingt minutes pour parcourir le tunnel et venir émerger près du puits prenant jour dans la cabane.
Wood, bien que vif et jeune, a de la peine à suivre le dément dans ses évolutions.
C’est en courant qu’ils franchissent la distance qui les sépare de l’entrée de Rock-House.
À ce moment, l’ingénieur a, plus que jamais, le regret de n’avoir pas une arme sur lui.
Il compte heureusement sur Nansac, et même sur le major Fogg, que le Français a dû certainement prévenir.
Qui sait s’ils n’attendent pas leur retour avec impatience ; si, cachés à l’entrée de Rock-House, ils ne s’apprêtent pas à bondir sur le docteur dès qu’il en franchira le seuil ?
Afin de leur donner toute liberté d’action, l’ingénieur laisse le dément prendre une légère avance, tout en se tenant prêt à porter aide à ses deux amis, le moment venu.
Mais, à sa grande surprise, le seuil de Rock-House est franchi, et rien de ce qu’il espérait ne se produit. C’est en toute liberté que le fou peut escalader les marches conduisant à l’entresol du formidable et mystérieux logis.
C’est donc plus haut, pense Wood, que se produira l’attaque.
Parvenu sur le palier, Sam Guidford constate tout de suite que toutes les portes sont ouvertes. D’un bond il est dans son laboratoire.
Il ne lui faut pas longtemps pour se convaincre qu’on y est certainement entré depuis son départ. Il se souvient en effet très bien qu’il en avait fait remonter la porte avant de s’éloigner et que tout s’y trouvait éteint ; or les lampes électriques brûlent maintenant, et l’entrée est libre.
Qu’on soit venu, au fond, cela ne le surprend pas trop, car Tommy, il ne l’ignore pas, s’y rendit plusieurs fois déjà en son absence pour différentes raisons de service.
Rien de plus naturel, dès lors, qu’il y soit venu encore cette nuit. Ce qui est plus étrange, ce qu’il ne s’explique pas, c’est qu’après être entré dans le laboratoire, il en soit ressorti laissant tout en l’état actuel…
Il y a là quelque chose de surprenant, une négligence dont Tommy n’a donné jusqu’à ce jour aucun exemple.
Cependant, pour singulier que soit le fait, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter encore outre mesure.
Sam Guidford a tôt fait de s’assurer que rien n’a été dérangé et que chaque chose est toujours à sa place.
Tranquille sur ce point, il gagne le salon ; mais, dès le seuil franchi, il ne peut retenir un cri sourd et reste quelques instants sur place, muet et comme pétrifié par la stupeur.
Ce qu’il vient de voir ne peut en effet le laisser indifférent, et jamais surprise ne fut certes plus légitime.
Au contraire du laboratoire, cette pièce présente le plus grand bouleversement : les meubles sont renversés, culbutés. Tables, fauteuils, chaises, gisent pêle-mêle, comme si une bataille terrible s’était produite dans cette salle.
Sous la clarté violente des lampes électriques, le salon donne l’impression réelle de quelque champ de bataille en miniature ; il n’y manque rien.
En effet, parmi les débris de toute sorte qui couvrent le parquet, un corps est étendu la face contre terre, les bras ramenés sous le visage.
Du premier coup d’œil, le maître de l’île et le compagnon de Nansac le reconnaissent.
C’est Tommy qui est allongé là.
Couché à plat ventre, on pourrait croire qu’il dort, si son immobilité n’était complète, et surtout si une large tache brune ne couvrait le tapis à l’endroit où repose la tête.
À n’en pas douter, Tommy est blessé, mort peut-être.
D’un bond Sam Guidford est près de lui. Il se baisse, tend les mains pour le soulever, pour s’assurer si le cœur bat toujours.
Mais déjà Wood l’a devancé.
Dans ses bras nerveux, sans que le dément cherche à l’en empêcher il prend le corps du géant, le retourne et le place sur le dos, le visage en pleine lumière.
Comme une masse inerte, le colosse se laisse faire.
Maintenant on peut voir son visage.
Ses yeux grands ouverts et vitreux ont une expression sinistre ; la bouche aux lèvres exsangues, montre les dents blanches dans un affreux rictus ; les traits ont pris déjà une teinte de cire, le nez est pincé.
De la tempe gauche coule un mince filet de sang.
On ne peut s’y méprendre : Tommy n’est ni blessé ni mourant, Tommy est mort.
Une balle, tirée presque à bout portant, si l’on juge par les cheveux légèrement brûlés, a mis brusquement fin à son existence.
Tommy Hab est mort, et mort assassiné.
Atterré, Sam Guidford, très pâle, se redresse sur place et e ses mains osseuses sur son front comme pour chasser le cercle qui l’enserre.
De fait, l’événement est si inattendu, si formidable, que, sur le moment, il n’arrive pas à saisir la raison de ce drame.
Tommy tué, assassiné ; mais pourquoi ? mais par qui ?
Il n’a d’ailleurs pas le loisir d’éclaircir le mystère qui entoure une aussi terrible découverte ; comme il ramène son regard sur le corps, une voix autoritaire s’élève dans le grand silence qui pèse dans le salon.
« Haut les mains, master Sam Guidford, dit-elle. Haut les mains et pas un geste de rébellion, ou, sur mon honneur, je vous envoie redre dans deux secondes votre cher ami Tommy Hab. »
Stupéfait, encore sous le coup de l’émotion formidable que lui occasionne la découverte macabre qu’il vient de faire, sur le moment le fou ne paraît pas comprendre tout de suite l’avertissement qu’on lui donne.
Il a pourtant comme un involontaire tressaillement.
Alors :
« Haut les mains ! Haut les mains ! ordonne plus impérieuse la voix. Allons, vite, ou je tire, Master Sam Guidford. »
Ce nom, que logiquement Tommy connaissait seul, produit sur le fou l’effet d’une décharge électrique.
Qui donc vient de l’appeler ainsi ?
Il lève les yeux et regarde devant lui.
Ce qu’il voit achève de le confondre et le jette dans un effarement nouveau.
Debout au pied du cadavre, et tenant dans chaque main un revolver chargé, revolvers qu’il vient de prendre à la ceinture même du mort, l’ingénieur Wood, résolu, froid, calme, le tient en joue et ne le quitte pas du regard.
L’espace de cinq secondes, et dans un silence que trouble seule la respiration soudain haletante du fou, les deux hommes se fixent sans parler.
Peu à peu une pâleur mortelle couvre le visage du docteur.
Devant la menace des revolvers braqués sur lui, le misérable, soudain, a tout compris.
Comme si un voile tombait devant ses yeux, il a l’intuition soudaine de tout ce qui vient de se produire, il a la certitude de l’erreur lamentable qu’il a commise en croyant à la bonne foi des deux naufragés.
Il se rend compte qu’on l’a joué et que les rôles sont pour le moment renversés.
Tommy n’est plus, et l’homme qui est devant lui le tient à sa merci.
La rage, une rage sourde, insensée, bouillonne en son cerveau, mais il n’ose cependant risquer un geste, faire un mouvement ; il devine trop bien, à l’attitude décidée de son adversaire, que l’essayer serait pour lui la mort certaine.
Mais, s’il ne peut bouger, il peut parler, et, de sa bouche tordue par la fureur, il vomit à l’adresse du Français et de l’Anglais des injures ignobles.
Sérieux, posé, Wood le laisse rugir à son aise.
À la longue cependant, ces clameurs l’agacent.
La voix brève, il lui impose silence.
« Assez, bonhomme, gronde-t-il. Trêve à ton bavardage ; tu perds ton temps et tu ne me troubles pas. D’ailleurs, les minutes ent, et j’ai mieux à faire qu’à m’occuper de ton inutile verbiage. »
De fait, une inquiétude vague commence à le tourmenter, lui aussi. Il lui semble étrange qui ni de Nansac ni le major ne soient là.
Où peuvent-ils être ?
Qu’au besoin Fogg ne soit pas encore à Rock-House, bon ; mais que le Français n’y soit pas non plus, voilà ce qu’il ne peut ettre.
Et ce n’est pas sans une secrète angoisse qu’il songe que si Tommy est mort, de Nansac, lui, est peut-être blessé, et blessé grièvement.
Le désordre qui règne dans le salon indique suffisamment qu’il y eut bataille ; or, le géant était, même pris à l’improviste, un adversaire redoutable et qui, bien certainement, ne s’est pas laissé tuer sans résistance.
Il se peut donc que Nansac ne se soit pas tiré indemne de la lutte.
Pour que le jeune homme ne soit pas là, pour qu’aux cris furieux du dément il ne se soit pas encore montré, il faut donc supposer que, blessé sans doute gravement, il gît dans quelque coin, espérant une aide et un secours.
Le faire attendre plus longtemps n’est donc pas possible.
Aussi Wood tient-il à en finir au plus vite avec l’homme qu’il a devant lui.
Mais ce qui lui reste à faire est des plus difficiles.
Il lui faut en effet désarmer le dément et le ligoter ensuite, afin de lui ôter toute liberté d’action et de l’empêcher de nuire.
L’opération est délicate, mais non impossible.
Résolument l’Anglais marche vers le Solitaire, qui, les mains levées, le regarde venir en l’injuriant encore.
Wood heureusement ne s’émeut pas de ses cris ; les yeux dans les yeux du dément, il s’arrête à un mètre de lui.
Une fois là, son bras droit armé se tend vers l’homme, et le canon du revolver reste braqué à un pouce de la poitrine, dans la direction du cœur.
Que le fou ait le moindre sursaut de révolte, et Wood, pressant la détente, l’étend mort à ses pieds.
Mais Sam Guidford sait trop bien ce qu’il risque, il le lit dans les yeux de son adversaire et ne bronche pas.
La minute est tragique.
Ayant glissé dans sa poche le second revolver enlevé au cadavre, de sa main gauche restée libre Wood fait lestement sauter les armes renfermées dans les étuis que le fou porte pendus à sa ceinture et les jette à l’autre bout du salon.
Cette manœuvre s’exécute le mieux du monde.
Satisfait, l’Anglais se recule d’un pas, et, sans quitter du regard le maître de l’île :
« Bon, fit-il, vous voilà désarmé, mon garçon, et partant, me voilà plus tranquille. Nous allons à présent, si vous le permettez, vous lier solidement bras et jambes. Vous le voyez, je ne suis pas méchant. Nous caons mieux ensuite… By Jove ! ne faites pas cette vilaine grimace, cela ne vous va pas. Allons, soyons calme ; si j’avais voulu vous tuer, ce serait fait. »
Bien que furieux, Guidford se rend compte que cette réflexion est très juste.
Pour une raison qu’il ignore, son ennemi le ménage.
Cette pensée lui fait pressentir que tout n’est peut-être pas perdu pour lui et qu’il doit envisager sa situation avec plus de sagesse.
En hâte, Wood a enlevé les tirants des rideaux du salon.
Cela lui procure des cordelettes solides et suffisantes pour ce qu’il en veut faire.
Mais, durant cette opération, exécutée très vite cependant, le docteur n’est pas resté inactif.
Désarmé, il ne peut rien en ce moment contre l’ingénieur, qui a tout l’avantage de la situation ; mais qu’il gagne le palier, qu’il atteigne son laboratoire, et les rôles seront peut-être changés à nouveau. Aussi, doucement, d’un mouvement presque imperceptible, a-t-il commencé un lent mouvement de retraite.
Il n’est plus qu’à deux mètres du seuil, lorsque Wood devine sa tactique, dont les conséquences, si cela réussit, ne peuvent être que désastreuses pour ses amis et pour lui.
« Halte ! Halte ! » gronde-t-il.
Mais, se voyant éventé, le dément s’est déjà rué d’un bond terrible vers la sortie.
Jetant les cordelettes qu’il tient à la main, Wood n’hésite pas.
Que le docteur sorte du salon, Nansac et lui sont perdus, il en a la certitude absolue.
Résolument, son poing armé se tend dans la direction du fugitif. Il tire.
Malheureusement, il ne peut, dans sa précipitation, viser comme il le faudrait.
La balle manque son but et écorne seulement le chambranle de la porte.
Un second coup n’a pas de meilleur résultat.
Furieux, l’Anglais s’apprête à faire feu une troisième fois, mais il n’en a plus le temps.
Avec un éclat de rire sauvage, Sam Guidford vient de disparaître à ses yeux.
« By God ! rugit l’ingénieur, qui dans un sursaut de rage se précipite vers l’ouverture, ça m’apprendra à faire le généreux. J’aurais dû le tuer tout de suite. Ah ! si je le retrouve, je jure bien qu’il ne m’échappera plus ! »
Bien sincèrement, il croit déjà tout compromis par sa faute, lorsqu’un spectacle étrange l’arrête en son élan.
Au seuil même du salon, un homme vient de faire son apparition, mais il n’est pas seul.
Presque à bout de bras il porte le docteur, qui, les yeux exorbités, l’écume aux lèvres, fou de colère et de rage, pousse des clameurs rauques et se débat, mais vainement, sous la poigne formidable qui le tient à la ceinture.
D’un pas ferme, l’inconnu avance.
Parvenu à quelques pas de Wood, il couche rudement son fardeau sur les épais tapis qui couvrent le sol et, le tenant à la gorge, le genou sur la poitrine pour l’empêcher de se redresser :
« Vite, vos cordes, Wood ! crie-t-il, qu’il ne nous échappe plus, ce serait mauvais pour nous. »
Rapidement l’Anglais obéit.
« Vous, Fogg ! dit-il en aidant le major qu’il vient de reconnaître. Vous ici ?
— Moi, oui, répond l’officier, tout en attachant solidement les mains, puis les pieds du fou. Je suis arrivé à temps, n’est-ce pas ? Heureusement cet excellent docteur, en rentrant en votre compagnie à Rock-House, avait eu la bonne et sage idée de laisser tout ouvert derrière lui, ce qui m’a permis de faire mon apparition au moment précis où il vous échappait. »
Et comme Wood le regarde avec, dans les yeux, une interrogation muette :
« Rôdant cette nuit au pied de cette mystérieuse demeure, explique le major, je vous ai vu partir en compagnie de cet homme. Une heure plus tard, M. de Nansac, je présume du moins que c’est lui, me faisait de vos fenêtres le signal convenu ; je décidai alors d’attendre les événements jusqu’à ce qu’un nouvel avis me fit savoir si je pouvais entrer en scène. À votre retour, tout à l’heure, ne voyant rien de nouveau et trouvant tout ouvert devant moi, je me suis décidé à pénétrer sur vos pas dans Rock-House, et vous voyez que j’ai bien fait.
— Certes, » dit Wood, qui, un peu troublé, ajoute : « Mais Nansac, vous ne l’avez donc pas vu ?
— Non, pas encore. Où est-il ? »
Wood, de plus en plus ému, ne peut que murmurer :
« En vérité, Fogg, je ne le sais pas.
— Comment ! vous ne le savez pas ?
— Non, je l’ai laissé seul en compagnie de Tommy Hab, il y a environ quatre heures, et voilà ce que j’ai découvert au retour. »
Ce disant, il montre au major ahuri le cadavre étendu sur le sol et les meubles bouleversés. En même temps, il le met rapidement au courant des incidents de la soirée.
Comme lui, Fogg pense également que le Français ne sut pas modérer son impatience et, se sentant seul avec le géant, n’hésita pas à tenter de s’en débarrasser.
« Et il y est parvenu, constate le major. Reste maintenant à savoir où il se trouve lui-même. Nous connaissons tous les deux Rock-House ; nos recherches ne seront donc pas longues. »
Et désignant le Solitaire soigneusement et solidement ligoté :
« Ce bon docteur ne nous gênera d’ailleurs pas, et nous pourrons nous livrer à nos investigations en toute tranquillité.
— Oui, approuve Wood en regardant le prisonnier ; mais s’il est arrivé malheur à notre ami, je jure, par ce que j’ai de plus sacré, que la vie de cet homme payera pour la sienne. Si Nansac est mort, vous êtes condamné, docteur Guidford. Votre fin, au surplus, ne sera rien en comparaison des crimes commis par vous. »
Étendu sur le large divan sur lequel les deux hommes l’ont déposé après s’être assurés de la solidité de ses liens, le fou ne répond rien à ces paroles, qu’il n’entend peut-être même pas.
D’autres pensées plus graves, bien certainement, que la mort prochaine dont on le menace, occupent à cette heure tout son cerveau.
Non, la mort ne l’effraye pas.
Ce qui le désespère davantage, ce qui fait bouillonner plus violemment son sang dans ses veines, c’est l’effroyable certitude que tous ses projets d’avenir sont désormais anéantis à jamais, que tout ce qu’il a entrepris, que tout ce qu’il a tenté jusqu’à cette heure maudite ne servira à rien, que l’île, son île, redeviendra, lui disparu, une terre quelconque.
Ah ! comme il se reproche ce qu’il nomme sa folie, comme il s’en veut à présent de n’avoir pas fait tuer dès la première heure par Tommy ces deux démons, ce Français et cet Anglais que la mort avait épargnés une fois déjà ! Pourquoi leur a-t-il fait grâce ? N’étaient-ils pas condamnés à l’avance ? Ne devaient-ils pas disparaître avec l’Australia ?
Pourquoi a-t-il cru qu’ils pourraient le servir, le seconder ? Est-ce qu’ils n’appartenaient pas à cette humanité haïssable et lâche qui déjà lui avait fait tant de mal ?
Et c’est d’un véritable accès de rage qu’il est saisi à l’idée qu’il a pu les comparer un moment à Tommy, à ce pauvre Tommy qu’ils ont assassiné et qui a payé de sa vie son inébranlable dévouement à la cause de son maître.
Les yeux mi-clos, le dément songe à tout cela et n’entend ni les conversations échangées entre Fogg et Wood, ni les menaces que lui fait ce dernier.
Et pas davantage il ne les entend s’éloigner.
Rapidement les deux hommes ont quitté le salon et gagné les autres parties du mystérieux logis.
Mais c’est en vain qu’ils parcourent toutes les pièces, toutes les salles : nulle part ils ne découvrent celui qu’ils cherchent.
Pourtant, il n’a pas quitté Rock-House. Cela, le major l’affirme.
Dissimulé dans l’ombre, non loin du seul age servant d’entrée et de sortie, hors Wood et le docteur il n’a vu er personne.
De Nansac est donc toujours dans cette demeure, et les recherches doivent se localiser en cet endroit seulement.
Les étages supérieurs parcourus avec soin, le moindre recoin sondé avec précaution, les deux hommes, la mort dans l’âme et profondément troublés, redescendent au salon.
Le cadavre et le prisonnier sont toujours là, à la place où ils les ont laissés et aussi immobiles l’un que l’autre.
Très pâle, Wood est venu s’agenouiller près du corps de Tommy et contemple ce visage de brute souillé de sang, au regard à jamais éteint.
Ah ! s’il pouvait parler, celui-là, dire ce qui s’est é, s’il vivait encore ?
Mais la main que serre l’ingénieur est déjà horriblement glacée, le bras qu’il soulève retombe inerte. L’homme est mort, bien mort, et ne peut pas parler.
Avec un geste de rage, Wood se redresse :
« Ah ! savoir ! gronde-t-il, savoir ! »
À ce moment, Fogg lui touche doucement l’épaule.
« L’heure n’est pas encore venue de désespérer, dit-il. Il est une chose à laquelle nous ne songions pas, une chose à laquelle M. de Nansac, avec son esprit chevaleresque et bien français, a dû penser tout de suite, lui ! Vous me comprenez ? »
Certes, Wood comprend, et tout aussitôt son visage s’éclaire d’un rayon de joie.
« C’est vrai, dit-il, la délivrance de Miss Édith Guidford ! Comment n’y avons-nous pas songé plus tôt ! Mais il n’est pas trop tard pour agir. Et oui, pardieu, Nansac est déjà près de cette enfant, et c’est là sûrement qu’il nous attend, c’est là, parbleu, que nous allons le trouver.
— Je l’espère, murmure Fogg, car s’il en était autrement…
— S’il en était autrement ? » répète Wood en lui prenant nerveusement les mains et en cherchant son regard.
Mais le major détourne les yeux, et, la voix sourde :
« S’il en était autrement, ami, répond-il, c’est que M. de Nansac serait mort lui aussi.
— Mort ? rugit Wood, qui sent une sueur froide couvrir son front.
— Oui, mort, appuie Fogg, et pour le retrouver, il nous faudrait démolir pierre par pierre ce logis mystérieux. Je vous l’ai dit, cette demeure est formidablement machinée. Si Nansac a tué Tommy sur le coup, il se peut qu’il vive encore ; mais si Tommy a survécu, ne fût-ce que quelques minutes, s’il a pu se relever, faire un geste, alors, je vous l’avoue, j’ai peur pour notre ami. »
Et comme l’Anglais atterré n’a pas la force de prononcer un mot :
« Mais je peux me tromper, ajoute le major aussi vite, il est même certain que je me trompe. Je veux le croire, il faut le croire si nous voulons conserver toute notre liberté d’esprit. Rejoignons d’abord Miss Édith, et nous serons fixés ; jusque-là il nous est défendu de désespérer. Allons, de l’énergie, Wood et en route ! En route ! Nous n’avons pas encore dit notre dernier mot.
— Oui, en route ! » répète Wood.
En réalité, il n’a plus confiance.
D’ailleurs, les recherches qu’ils vont entreprendre ne sont pas faciles. Il leur faut, en effet, pour redre la fille du dément, découvrir le age secret conduisant jusqu’aux appartements où son père la tient enfermée ; or ce age, ni le major ni l’ingénieur ne le connaissent.
C’est donc encore un temps précieux qu’ils vont perdre là.
De fait, une grande heure s’écoule en inutiles recherches, une heure durant laquelle les deux hommes sentent peu à peu faiblir leur énergie.
Dix fois de suite, ils visitent et sondent avec soin les moindres recoins de la terrible demeure.
Sur une remarque de Wood, qui suppose que de Nansac a pu se glisser dehors sans être vu du major et pense que leur ami guette peut-être aux environs de Rock-House la venue de Fogg, ils se décident même à sortir et à opérer une sorte de ronde autour du logis.
Mais il leur faut bientôt y rentrer sans avoir découvert quoi que ce soit.
Lorsqu’ils se retrouvent dans le salon, ils sont aussi pâles que la mort.
Désespéré, des larmes dans les yeux, Wood se laisse tomber sur un fauteuil et ne prononce pas une parole.
Pour lui, de Nansac est à jamais perdu, et pour le retrouver il faudrait, comme l’a dit Grégory Fogg, démolir Rock-House pierre par pierre.
Cette pensée fait cependant jaillir dans son cerveau une idée nouvelle.
Il se redresse, vient au lieutenant qui furète dans tous les coins de la pièce, et brusquement :
« Fogg, dit-il, vous nous avez parlé, dans le récit que vous nous avez fait il y a quelques jours, d’une fenêtre sous laquelle vous veniez rôder la nuit, fenêtre qui dépend de l’appartement occupé par Miss Édith Guidford. Si nous tentions d’arriver par là jusqu’à elle ?
— Inutile de songer à ce moyen, répond l’officier gravement ; cette fenêtre, située d’ailleurs dans un endroit inaccessible, a été murée, j’ai pu m’en assurer, du jour où la voix d’Édith est arrivée jusqu’à vous. »
Ainsi, cet unique moyen de parvenir jusqu’à la jeune fille, cette unique chance de savoir si de Nansac blessé ne se trouve pas près d’elle, leur échappe encore.
Et c’est toujours au dément qu’ils doivent cette désillusion nouvelle.
« Guidford ! »
Wood, qui prononce ce nom avec rage, jette en même temps sur le fou toujours immobile et silencieux, un regard de colère.
Et soudain une pensée désespérée traverse son esprit.
Oui, oui, s’ils doivent apprendre, découvrir quelque chose, c’est là le seul moyen de savoir.
Avant que Fogg, qui continue à examiner tous les coins du salon, ait pu prévoir ce qu’il va faire, ait pu intervenir, l’ingénieur se rue sur le docteur, le prend aux épaules, le soulève et, les yeux dans les yeux, gronde furieux et menaçant :
« Le chemin qui peut nous conduire chez ta fille, tu le connais, toi. Tu vas nous le dire, tu m’entends, tu vas nous le dire. »
Et de ses deux mains crispées nerveusement au collet du vieillard, il le secoue avec force.
Mais Guidford ne paraît pas s’émouvoir de cette violence.
Il comprend que ses ennemis sont désemparés, il a l’intuition que leur triomphe est incomplet et que la partie n’est peut-être pas entièrement perdue pour lui.
Son regard ne se baisse pas devant celui du jeune homme, dont la fureur bouleverse les traits.
Pour toute réponse il pousse un éclat de rire.
Blême, Wood le laisse alors retomber sur le canapé.
Un moment son regard cherche autour de lui.
Il lui faut une arme.
Il veut tuer Guidford.
À quelques pas de là est tombé l’un des revolvers qu’il a arrachés au Solitaire.
Il le ramasse, l’examine rapidement, puis, sans une hésitation, résolu, il revient vers le prisonnier et tend le bras.
Mais il n’a pas le temps de presser la gâchette.
Fogg est sur lui et l’arrête.
« Le age ! Wood ! clame-t-il en même temps. J’ai trouvé le age. »
Et, nerveusement, il entraîne l’ingénieur, qui, fou de joie, se laisse faire et ne pense déjà plus à celui qu’il voulait tuer.
Le major ne l’a pas trompé.
« Voyez, Wood, dit-il, voyez, là ! »
Et sa main tendue en avant désigne à son compagnon le panneau orné d’une tapisserie ancienne qui se trouve à droite de la grande cheminée faisant face à la porte d’entrée.
Il y a là une solution de continuité très apparente et qui indique que cette partie du mur est certainement mobile.
En l’examinant avec attention, il est facile de voir qu’elle ne tient pas à la muraille et que, sur une hauteur de deux mètres environ, elle forme comme une longue fissure.
Et le major fait remarquer à Wood que, dans la partie basse, une petite statuette de bronze, qui dut rouler jusque-là dans la bataille entre de Nansac et Tommy, a formé coin entre le mur et le panneau mobile et a empêché ainsi ce dernier de se refermer complètement.
C’est là, vraiment, une circonstance heureuse et sans laquelle les deux amis n’eussent évidemment pu découvrir ce age mystérieux.
Réunissant leurs efforts, ils tentent alors de dégager l’ouverture et y parviennent avec assez de facilité.
Devant eux s’ouvre aussitôt un age large de deux mètres environ sur autant de hauteur, mais sombre et inquiétant.
Heureusement Wood se souvient à ce moment qu’à l’entrée du laboratoire se trouvent des lampes électriques portatives.
Il a tôt fait de courir en chercher deux.
Puis, sans plus attendre, après un dernier regard sur le docteur qui, les yeux grands ouverts, suit rageusement leurs mouvements, mais ne tente aucun effort pour rompre ses liens, ils s’élancent, Fogg en avant, dans le age.
C’est un couloir tortueux, aux parois d’obsidienne lisse.
Avançant avec précautions, dans la crainte bien légitime de quelque piège ils le suivent pendant vingt minutes environ sans en apercevoir la fin.
Et Wood, fiévreux et nerveux, désespère déjà d’en atteindre le fond, lorsque, à cinquante mètres devant eux, apparaît enfin une lourde porte de fonte dans le genre de celles qui ferment toutes les issues dans Rock-House.
Wood en connaît le maniement, et cela ne l’inquiète pas. À l’aide de sa lampe il cherche près du battant le bouton qui en permettra l’ouverture.
Il a tôt fait de le trouver et le fait manœuvrer.
Lentement la porte glisse et s’enfonce doucement dans le sol, dégageant une baie derrière laquelle apparaît comme une sorte de vestibule éclairé par une seule ampoule électrique.
Ce vestibule est désert, mais un peu plus loin deux lourdes draperies indiquent qu’il y a là d’autres entrées.
Wood soulève la première, qui se trouve à sa portée.
Fogg est près de lui.
Émus, troublés, ils se penchent, et leurs regards fouillent curieusement la pièce qui s’offre à eux.
C’est une grande salle, sorte de salon oriental qu’éclaire un lourd plafonnier de bronze.
Dans l’un des angles est un lit de repos sur lequel, blanche, pâle et les traits empreints d’une profonde tristesse, est étendue une jeune femme d’une irable beauté et qui paraît dormir.
À ses genoux, et lui tenant la main, une vieille femme noire la regarde et semble surveiller son sommeil.
Ces deux femmes, Fogg les reconnaît tout de suite :
« Mon Dieu ! murmure-t-il, Édith ! C’est Édith ! Ah ! Wood ! Elle si riante, si fraîche, voyez, voyez ce que ces misérables en ont fait. »
Mais l’ingénieur ne paraît pas l’entendre.
Le spectacle qu’il a devant les yeux le trouble, lui aussi, mais pour une autre raison.
Cette jeune fille qui repose, cette femme qui la veille, tout cela lui dit, lui prouve que son ami n’est pas venu jusque-là.
« Fogg ! Fogg ! dit-il en se cramponnant à la lourde tenture, de Nansac n’est pas là, de Nansac n’est pas arrivé jusqu’ici, de Nansac est mort ! »
Ces seules paroles rappellent au major ce qu’ils sont venus chercher en ce lieu.
Wood a dit vrai. Non, de Nansac n’est pas là ; de Nansac, pour une raison qu’ils ignorent, mais qu’ils craignent de deviner, n’a pu arriver jusqu’à la fille du docteur.
Fogg en a, lui aussi, la certitude immédiate et ne peut retenir un cri étouffé de stupeur et de rage.
Ce cri a pour résultat de réveiller la jeune fille et de faire se dresser sur place la vieille négresse.
Les regards des deux femmes se portent tout naturellement vers l’entrée de la pièce, sur le seuil de laquelle, très pâles, se tiennent les deux hommes.
Et tout de suite Édith Guidford reconnaît le compagnon de son enfance et se soulève sur le divan, les bras tendus vers lui.
« Grégory ! Grégory ! clame-t-elle. Vous, vivant, vivant encore ! Ah ! sauvez-moi ! emmenez-moi ! emportez-moi ! »
Déjà Fogg est près d’elle et la prend dans ses bras, couvre de baisers ses cheveux et son front en murmurant :
« Oui, oui, n’ayez plus peur, Édith, je suis là ; votre épouvantable captivité est finie, je viens vous chercher, vous sauver. C’est fini, c’est fini, chère petite sœur. C’est fini pour toujours. »
Mais l’émotion est trop forte pour la jeune femme.
De voir ce frère d’adoption qu’elle croyait mort, ainsi que le lui avait affirmé son père, de comprendre que cette terrible réclusion qu’on lui imposait se termine alors qu’elle croyait bien ne jamais recouvrer sa liberté, tout cela est trop beau pour elle, dont les forces sont épuisées par le chagrin et par la solitude. Il lui semble que son cœur s’arrête soudain de battre, sa tête se renverse sur l’épaule de son sauveur, ses yeux se ferment, et elle perd connaissance.
Mais Fogg ne s’en inquiète pas. La joie ne tue pas, il le sait.
Aidé de l’ingénieur et de la négresse qui, elle aussi, l’a reconnu et bat joyeusement des mains, il prodigue à la jeune femme tous les soins que nécessite son état.
Dix minutes ne se sont pas écoulées qu’Édith rouvre les yeux et tombe en pleurant dans ses bras.
Cette réaction soudaine et heureuse achève de rassurer l’officier, qui la laisse sangloter et la berce doucement dans ses bras.
Cette crise nerveuse dure peu d’ailleurs, et Fogg peut bientôt questionner sa sœur d’adoption.
Ce qu’a été l’existence d’Édith depuis seize mois entre le dément qui la laissait des jours entiers sans lui adresser la parole, ce Tommy, brute épaisse, qui ne desserrait jamais les dents devant elle, et la malheureuse servante muette qu’on lui avait donnée, ne saurait se décrire.
« Ah ! Grégory, déclare-t-elle, il y eut des moments où j’aurais voulu être morte. Je crois, d’ailleurs, que cela n’aurait pas tardé, car en vérité j’étais littéralement à bout de force. Vous, encore, vous jouissiez, la nuit, d’un semblant de liberté, vous pouviez errer à travers les bois, les monts, le long des grèves, mais tout cela m’était interdit à moi. Mon père n’était peut-être pas aussi certain de votre mort qu’il me l’avait affirmé. Je ne sais, j’étais une recluse, moi, une véritable captive. Mon père ne me pardonnait pas de vous avoir soutenu, défendu, d’avoir blâmé et trouvé monstrueux comme vous ses horribles projets. Oui, Grégory, il était temps que vous vinssiez, que vous me délivriez ; huit jours plus tard, je crois que vous n’eussiez plus trouvé ici qu’une morte. »
Wood, debout au pied du divan, a écouté tout le récit, toute l’histoire de cette malheureuse enfant, victime de l’épouvantable folie de son père, avec une tendresse profonde.
Lorsque la jeune fille s’arrête, il a les yeux brouillés de larmes.
Longuement il laisse Fogg la consoler, la rassurer sur l’avenir, lui expliquer tout ce qui s’est produit durant sa longue et douloureuse captivité, et lui narrer en détail l’arrivée dans l’île du Français et de l’Anglais et tout ce qu’il en advint.
Édith écoute tout cela avec une attention soutenue ; mais lorsque Wood, que Fogg lui a présenté, la questionne à son tour, lui parle de de Nansac, lui demande s’il n’est pas arrivé jusqu’à elle, elle ne peut que secouer la tête et répondre négativement.
Depuis seize mois, en dehors de son père, de Tommy Hab et de sa fidèle et vieille servante Norah, Fogg et Wood sont les seuls êtres vivants qui aient franchi le seuil de ses appartements.
Cette déclaration, à laquelle l’ingénieur et l’officier s’attendaient depuis leur entrée près d’Édith, ne laisse pas pourtant que de les bouleverser profondément.
À n’en pas douter, quelque chose de terrible a dû précéder la mort de Tommy.
Ainsi que l’a supposé le major, l’alter ego de Sam Guidford n’a pas dû être tué sur le coup. Avant de succomber il a dû avoir le temps d’agir, de se venger, et de venger son maître en même temps.
Cette remarque, que renouvelle Fogg, le regard fixe, les dents serrées, trouble étrangement la jeune femme.
Certes elle ne connaît pas René de Nansac, elle ne l’a jamais vu ; mais ce que viennent de lui en dire Wood et le major ne peut la laisser indifférente.
N’est-ce pas un peu pour la délivrer que le malheureux a dû succomber ?
Soutenue par la négresse et par l’officier, elle se lève et, en dépit de sa faiblesse, veut que les recherches recommencent sans tarder.
Elle tient, de plus, à les diriger en personne.
Lors de son arrivée dans l’île, son père, qui ne se défiait pas d’elle, lui a fait en effet parcourir Rock-House en détail. Certains secrets de l’étrange demeure lui sont connus.
C’est ainsi qu’elle connaît également le maniement des boutons, leviers, manettes et rouages du tableau de marche placé près du bureau du dément dans son laboratoire.
Elle explique tout cela, la voix claire, sans une hésitation.
Peut-être était-ce parce qu’elle était aussi bien renseignée que le fou la tint enfermée aussi rigoureusement.
Wood le pense et, comme Fogg, murmure :
« Mais vous vous soutenez à peine, Édith ? »
L’ingénieur s’avance, et la voix tremblante :
« Nous vous porterons, Miss, dit-il, mais vous avez raison, nous ne pouvons tarder plus longtemps. Chaque seconde qui s’écoule est peut-être pour notre malheureux ami une seconde de plus à son agonie, à des soufs que nous ignorons et qui peuvent être effroyables. Songez, Fogg, à l’imagination infernale du maître de cette île. Qui peut dire dans quel horrible piège a pu tomber de Nansac ?
— Votre ami a raison, Grégory, approuve la jeune femme. Attendre plus longtemps serait un crime. D’ailleurs, je suis forte. Votre venue m’a rendu mon courage et mon énergie. Venez ! venez ! si je faiblis, vous me prendrez dans vos bras. »
Fogg comprend trop combien Wood et Édith ont raison pour insister davantage.
« Soit, fait-il. Hâtons-nous ! Wood, éclairez-nous. »
Ce disant, il enlève la fille du dément, qui d’ailleurs semble peser à peine à ses bras robustes.
Ils ont tôt fait de franchir le vestibule et de parcourir l’étroit et long couloir.
Lorsqu’ils paraissent tous les quatre dans le salon, – car la vieille négresse les a suivis, – Guidford, toujours étendu sur son divan et dont le regard n’a pas quitté, en leur absence, l’ouverture par laquelle il les vit disparaître, a, en les voyant revenir, un sursaut de rage folle.
Le visage congestionné, les yeux hors de la tête, grinçant des dents, il se met à les abreuver d’injures.
Édith, que Fogg a conduite près de lui, ainsi qu’elle en a manifesté le désir, n’est pas épargnée non plus. Il la couvre de malédictions.
Positivement aveuglé par la fureur, il ne sait plus ce qu’il dit. Ah ! s’il était libre !
Mais Wood comprend que cette scène pénible ne peut se prolonger, sous peine d’affoler la jeune fille.
Il faut faire diversion, rappeler Édith et Fogg au sentiment de la mission qu’ils ont à accomplir sans tarder.
Résolument il se place entre le Solitaire et la jeune fille et prononce un nom :
« De Nansac ! »
C’est vrai, avant de chercher à raisonner le fou, il faut savoir ce qu’a pu devenir le jeune homme.
Désespérée, Édith jette un dernier regard sur son père ; puis, se tournant vers les deux hommes et la voix étranglée par les larmes :
« Vous avez raison, dit-elle, pensons à ce malheureux. Et d’abord, assurons-nous si Tommy a été tué sur le coup. Cela doit se constater facilement, je crois.
— Certes, » dit Fogg, qui, laissant la jeune fille appuyée sur la négresse, se penche ainsi que Wood sur le cadavre et l’examine avec soin.
La blessure à la tempe, qui lui avait paru tout d’abord avoir occasionné la mort foudroyante du misérable, leur semble, vue avec plus d’attention, une blessure toute superficielle. Le crâne n’est pas atteint. La balle n’a pas perforé l’os, elle a simplement glissé sous le cuir chevelu et, contournant la tête, est allée ressortir presque derrière l’oreille droite, mais sans intéresser d’organe essentiel.
Ce n’est donc pas ce coup qui a abattu l’homme.
Il faut chercher ailleurs.
C’est ce qu’ils font.
Lentement ils palpent, ils auscultent le corps déjà glacé.
Ils ont tôt fait de trouver.
Une seconde balle a atteint le géant en pleine poitrine, une troisième l’a frappé au ventre.
C’est l’une de ces blessures, sinon les deux, qui entraîna la mort.
Reste à savoir si cette mort a été foudroyante.
Là est la difficulté du problème à résoudre.
Ils y parviennent cependant en raisonnant un peu.
Si Tommy n’a pas été foudroyé sur le coup par l’un des trois projectiles, il a dû se relever, marcher.
Or le sang qu’il perdait va leur indiquer le chemin qu’il parcourut.
En regardant attentivement le tapis, ils n’ont pas de peine à suivre la trace sanglante, qui les conduit jusqu’à la porte du salon et de là jusqu’au laboratoire de Sam Guidford, et même jusqu’au tableau de marbre.
Dans un effort suprême, luttant contre les atroces soufs qu’il devait endurer, Tommy est donc venu jusque-là.
On ne peut en douter.
Mais pourquoi est-il venu ?
C’est ce que craignent de deviner Wood et Fogg.
Pendant qu’ils se posent cette angoissante question, Édith, qui les a suivis pas à pas, se penche sur le tableau de marbre. Là est sans doute, pour elle, la clef de cette effroyable et mystérieuse énigme.
Le regard fixe, les deux hommes, muets et immobiles, suivent attentivement ses mouvements.
Lentement, la jeune fille observe, étudie, et soudain elle a un tressaillement brusque, elle se redresse, et sa main se tend vers le haut du tableau.
Elle désigne ainsi une clavette qui, au contraire de toutes les autres très en relief, est complètement enfoncée. Sur le peu qui en apparaît encore, une tache brune, une tache de sang, se voit distinctement.
C’est pour manœuvrer cette clavette que, luttant contre la mort qui l’étreignait déjà, Tommy s’est traîné jusque-là.
En faisant cette constatation, les traits du visage de la jeune fille se sont altérés davantage encore si possible, son regard s’est troublé.
« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! » murmure-t-elle.
Effrayés, les deux hommes se courbent et regardent sans comprendre.
Affolé, Wood murmure :
« Mais que signifie ? Pourquoi tremblez-vous ? qu’est-il arrivé à de Nansac ? Parlez, parlez donc… Je vous en conjure. »
Alors, la voix faible, se cramponnant au bras de Fogg :
« Votre ami est perdu, prononça la fille de Guidford, et perdu sans retour. Un hasard, que je ne m’explique pas, a dû livrer à M. de Nansac le age secret qui conduisait jusqu’à moi. Il s’y est engagé sans défiance, croyant avoir tué Tommy ; mais Tommy n’était pas mort ; vous le voyez, nous en avons la preuve, Tommy s’est glissé jusqu’ici, Tommy a fait jouer cette clavette, et cette manœuvre effroyable a suffi pour ca la perte de celui qui voulait me délivrer. »
Ce disant, elle désigne aux deux hommes le tableau de marbre et ajoute comme dans un souffle :
« La sablière, Grégory, c’est la sablière que Tommy a fait s’ouvrir sous les pas de votre ami et de mon défenseur ! »
Fogg et Wood ne se sont pas trompés en pensant que c’était bien de Nansac qui avait tué Tommy ; mais où ils font erreur, par contre, c’est en l’accusant d’avoir agi dans un moment d’exaspération et de surexcitation, provoqué par les terribles événements dont il a été le témoin dans la chambre de radiotélégraphie.
Non, le drame est tout autre, et l’incident qui l’a déterminé est simple et tout à fait inattendu.
Qui eût dit au Français que moins d’une heure après le départ de Wood il tuerait le second de Sam Guidford, l’aurait certainement fort surpris, et il est probable qu’il n’aurait accueilli la nouvelle qu’avec la plus parfaite incrédulité.
Certes il se sent fiévreux, nerveux, après le départ de son ami, – ce n’est pas sans une émotion bien naturelle que l’on assiste à des actes aussi terribles et aussi affolants, – mais, au fond, il est absolument maître de soi.
Resté seul, son premier soin est en effet d’adresser à Fogg le signa convenu, et cela sans même attendre l’heure désignée. Il se peut que le major se trouve dans les environs. Il saura ainsi plus vite qu’il doit se tenir prêt à toute éventualité…
En agissant de la sorte, de Nansac obéit bien plus à une intuition secrète qu’à sa propre volonté, et pourtant rien alors ne lui fait prévoir ce qui va se er, rien ne lui fait pressentir que des événements d’une exceptionnelle gravité vont se précipiter avec une rapidité déconcertante.
Ce signal fait, il s’étend tout habillé sur sa couche, se promettant de le renouveler vers trois heures du matin.
De penser que le major est peut-être là tout près, rôdant et guettant autour de Rock-House, lui est consolant et agréable ; c’est plus calme qu’il attend, en rêvassant, le retour de Wood.
Ce qui le fait se relever, au bout d’une demi-heure de songerie, c’est une soif ardente, due sans doute à la fièvre et aux étranges mixtures que le géant leur composa sur l’ordre du dément.
Ne trouvant rien sous sa main qui lui permît de l’apaiser, il se résout un peu à contre-cœur et après un quart d’heure d’attente, à appeler Tommy.
Mais c’est en vain qu’il sonne, qu’il téléphone, rien ne lui répond.
Surpris, il quitte sa chambre et descend aux étages inférieurs ; mais, pas plus dans la salle à manger qu’à l’office, il ne trouve le colosse.
Il gagne alors le salon, comptant l’y rencontrer ; mais, à son grand étonnement, il ne l’y trouve pas davantage.
D’ailleurs cette pièce est plongée dans la plus profonde obscurité. Tout y est éteint à présent.
Debout sur le seuil, de Nansac cherche à percer du regard l’obscurité qui règne dans la pièce, lorsqu’un léger bruit le fait se retourner.
À l’autre bout du vestibule, plongé lui aussi dans l’ombre, une raie lumineuse lui indique qu’une porte est entre-bâillée.
C’est de là que vient le bruit.
Tommy est donc de ce côté.
D’ailleurs, quel autre que lui pourrait s’y trouver, puisque Wood et le maître de l’île ne sont plus à Rock-House ?
Cette porte, de Nansac ne la connaît pas.
C’est la première fois qu’il lui est donné de la voir.
Curieux, il s’en approche, marchant aussi doucement que possible pour ne pas éveiller l’attention du géant.
Bientôt il est devant l’huis et, par l’entre-bâillement, peut jeter de l’autre côté du battant un coup d’œil rapide.
Ce qu’il aperçoit alors ne lui fait pas regretter son indiscrétion.
Tommy, le fidèle Tommy, est bien là, occupé à charger et à nettoyer des armes.
Cette salle mystérieuse, inconnue, et pour cause, des deux naufragés, n’est autre que l’arsenal de Rock-House.
Revolvers, carabines, fusils, sabres, haches, coutelas, s’y trouvent, irablement rangés et astiqués.
Une telle découverte est précieuse pour le Français et pour ses deux compagnons d’aventures.
L’important, à présent, est de savoir comment on peut pénétrer en cette salle.
Sur le moment, de Nansac a l’idée de sauter sur le colosse, mais il sait se maîtriser, et, comme le second du docteur fait un mouvement vers la porte, d’un bond le Français franchit le vestibule et se rejette dans le salon obscur.
De là, dissimulé derrière la lourde tenture qui se trouve à l’entrée de la pièce, il voit Tommy sortir et refermer derrière soi le battant de la chambre, en faisant manœuvrer une partie de la moulure ornant les parois du vestibule, manœuvre qui a pour résultat de dissimuler entièrement les raies de la porte et d’en masquer ainsi l’existence à tous les yeux.
De Nansac comprend ainsi pourquoi ni Wood ni lui, bien qu’ils se soient promenés maintes fois dans ce vestibule, n’y ont rien aperçu d’anormal jusqu’à ce jour et n’ont pu soupçonner si près d’eux l’existence de cette pièce, dont la découverte est, en raison de leurs projets à venir, d’une importance capitale.
Cependant Tommy se dirige vers le salon. Il importe que Nansac ne soit pas découvert. Il ne faut pas que le géant puisse soupçonner que quelqu’un l’a vu agir.
En hâte, le Français se laisse tomber derrière un lourd fauteuil, et, silencieux, retenant sa respiration, il attend.
Il est à présumer que Tommy ne va pas s’attarder en ce lieu ; dès qu’il se sera éloigné, de Nansac verra à pénétrer dans la chambre où se trouvent les armes.
De fait, l’alter ego du fou n’allume même pas en entrant dans le salon.
Convaincu qu’il est seul, et en homme qui connaît irablement les êtres du logis, il traverse la pièce en droite ligne, puis il s’arrête.
De sa place, de Nansac entend alors comme un déclic sec.
Intrigué, il lève la tête et cherche à voir ce que fait l’homme. Face à lui, Tommy a fait manœuvrer un panneau mobile placé à droite de la cheminée, ce qui a pour résultat de découvrir un age sombre dans lequel il s’engage en s’éclairant à l’aide d’une lampe électrique portative qu’il tient à la main.
Cette seconde découverte ne laisse pas que de surprendre vivement le Français.
Quel est ce age ? Où cela peut-il conduire ?
Comme il se pose cette question, le nom d’Édith Guidford lui vient à l’esprit.
Il a tout de suite l’intuition que ce chemin, inconnu de lui jusqu’à cette heure, mène certainement aux appartements de la jeune fille.
Cette fois, sans hésiter, il est debout.
Et déjà il s’élance, prêt à se précipiter dans l’étroit couloir que Tommy a laissé ouvert derrière lui, déjà il en atteint le seuil, lorsqu’il se souvient, heureusement, qu’il est sans armes.
Sa résolution est vite prise.
Retraversant le salon, il s’élance dans le vestibule.
Deux minutes plus tard, ses doigts palpent nerveusement les moulures des murailles et rencontrent la partie mobile qui, sous une pression plus forte, cède, se soulève et fait pivoter en même temps le panneau formant porte.
En s’ouvrant, le battant déclanche du même coup un commutateur et allume au plafond une lampe dont la clarté inonde brusquement la pièce et fait scintiller les cuivres et l’acier des armes qui s’y trouvent soigneusement rangées.
Il ne faut pas deux minutes à Nansac pour choisir ce qu’il veut, deux revolvers soigneusement chargés qu’il glisse dans ses poches.
Quelques instants plus tard, tout remis en place, il reparaît à l’entrée du salon, résolu à se précipiter sur les traces du géant.
Mais là, une surprise l’attend et l’immobilise. Tommy est là, et le salon est éclairé.
Nansac ignore en effet qu’un appareil de sûreté défend prudemment l’entrée de l’arsenal de Rock-House.
En y pénétrant et sans s’en douter, il l’a naturellement mis en branle, et une sonnerie brève, mais forte, s’est fait entendre dans le laboratoire du docteur situé à l’étage supérieur.
Si, tout à son idée, le Français n’y a apporté aucune attention, il n’en a pas été de même, par contre, de Tommy, qui, en l’entendant, est revenu précipitamment sur ses pas et a fait aussitôt la pleine lumière en rentrant dans la salle.
Au moment où Nansac s’y précipite à son tour, le géant se dispose à refermer derrière lui le age mystérieux.
La voix du Français l’arrête dans cette manœuvre…
« Halte, maître Tommy ! lui a-t-il dit. Veuillez laisser ceci en état, je vous prie. »
L’ordre est inattendu, surprenant, péremptoire.
Cependant le second de Guidford n’en paraît pas extrêmement surpris.
Lentement il fait face à de Nansac et, le reconnaissant, a seulement comme un haut-le-corps, occasionné surtout par l’attitude du jeune homme, qui, un revolver de chaque main, le tient résolument en joue.
Dans le cerveau lourd du colosse la lumière ne se fait pas tout de suite, et durant quelques secondes il reste immobile, sans comprendre.
Lorsqu’il devine enfin ce qui se produit, la conscience de son devoir, de ce devoir dont il est l’esclave aveugle et fidèle, lui dicte aussitôt sa conduite.
Nansac, le menaçant, devient par cela même à ses yeux un ennemi pour lui et pour le docteur.
Or, il sait depuis longtemps comment il doit se comporter dans un cas semblable. Sans hésiter, il porte les mains à ses armes.
Mais Nansac a vu le mouvement, et, comme Wood doit le faire quelques minutes plus tard pour le maître de l’île :
« Haut les mains, crie-t-il, haut les mains, Master Tommy ! »
Le géant a un moment d’hésitation, indécis tout à coup sur ce qui lui reste à faire.
Obéir, c’est se livrer et peut-être livrer Sam Guidford.
Résister, c’est courir au-devant d’une mort presque certaine.
Il ne tergiverse pourtant pas longtemps, et son choix est tôt fait. Courageusement, ses deux mains continuent le mouvement commencé et se posent sur les étuis pendus à sa ceinture.
Mais le Français ne leur permet pas d’aller plus loin.
Coup sur coup, deux détonations éclatent.
De Nansac vient de tirer.
Atteint au ventre et à la poitrine, le colosse a un hurlement de bête à l’agonie et tend les bras en avant.
Pourtant il ne tombe pas. Il titube seulement comme le ferait un homme ivre. Une mousse sanglante lui monte aux lèvres.
Puis, brusquement, à deux mains, terrible, il soulève un lourd fauteuil de chêne qui se trouve près de lui et, à toute volée, l’envoie dans la direction du jeune homme.
Le Français n’a que le temps de se jeter de côté pour ne pas être écrasé par l’énorme projectile.
Il se redresse à peine, prêt à tirer à nouveau, lorsque, comme un bolide, bousculant les meubles, renversant les consoles, brandissant à bout de bras une colonne de marbre rose, Tommy se rue soudain sur lui.
Mais le misérable fait là sans doute un effort suprême, car, parvenu à deux mètres de son adversaire, il chancelle et s’arrête sur place, la bouche grande ouverte, les yeux fous.
À ce moment, décidé à en finir, de Nansac tend le bras dans sa direction, à hauteur du visage, et fait feu à bout portant.
Cette fois, le géant a son compte.
La colonne qu’il tient toujours à bout de bras lui échappe et se brise en plusieurs morceaux, ses mains se crispent dans le vide, il tourne deux fois sur lui-même et, comme une masse, s’écroule sur le tapis au milieu des meubles renversés et brisés, mort, sans doute.
De Nansac le croit du moins et, ne lui voyant plus faire un mouvement, marche lentement vers le age mystérieux, escomptant déjà la délivrance d’Édith Guidford.
Il ne lui vient même pas à l’idée qu’il vaudrait mieux pour lui dre et prévenir tout d’abord le major, dont la présence ne pourrait que lui être fort utile.
Non : cédant à sa nature impulsive, il ne songe qu’à la fille de Guidford, dont il faut abréger le martyre et l’effroyable captivité.
Il ne lui vient pas une seconde à l’esprit qu’en s’éloignant du salon sans plus de réflexion, il commet une imprudence folle.
Que peut-il craindre ?
Il ne fait aucun doute pour lui que Tommy Hab est mort. Bien mort.
Le seul être vivant qui pourrait, dans ces conditions, le gêner dans son projet est Sam Guidford.
Or, le dément est loin, au large, en pleine mer, en compagnie de Wood, et ne sera certainement pas de retour avant une heure d’ici.
Il n’y a donc aucune hésitation à avoir. Au contraire, il lui faut ne pas perdre une minute s’il veut délivrer la jeune fille et se retrouver pour agir près de l’ingénieur au moment où il reviendra avec le docteur.
Tommy n’a pas eu le temps de refermer le mystérieux age.
Devant le jeune homme s’ouvre un trou noir.
Heureusement que le géant avait pris la précaution de se munir d’une lampe portative électrique.
Cette lampe, de Nansac n’a pas de peine à la retrouver près d’un meuble où Tommy la jeta en voulant prendre ses armes.
En l’examinant attentivement, le Français constate qu’elle fonctionne toujours irablement.
Alors, résolument, le cœur battant, mais non de crainte, il s’engage hardiment dans le mystérieux couloir.
Pendant dix minutes il va, suivant les capricieux méandres de l’étroit age qui tantôt monte, tantôt descend en pente assez rapide.
Tout en avançant, il constate que, par places, le couloir peut être bloqué par des portes se manœuvrant mécaniquement de bas en haut, ainsi que toutes les ouvertures de Rock-House.
En tout autre moment, cette découverte éveillerait fortement son attention et l’inciterait à ne pas se risquer plus avant, mais en la circonstance que peut-il avoir à craindre ?
N’est-il pas le seul être vivant errant dans ce terrible logis ?
Et c’est sans la moindre émotion qu’il poursuit sa route.
Il franchit ainsi encore sans encombre une cinquantaine de mètres.
Bien évidemment les nombreux détours que fait le age sont voulus et établis pour retarder ceux qui, comme lui, veulent atteindre les appartements où le fou a enfermé Miss Édith.
Il est de toute évidence qu’en droite ligne il serait déjà près de la jeune fille.
Et il va toujours, logiquement convaincu qu’il finira bien par arriver au but tant désiré.
Pourtant, à la longue, une légère impatience s’empare de lui. Une inquiétude vague commence à envahir son cerveau.
Si cet interminable couloir n’allait pas l’amener jusqu’à la fille du dément ? Si ce age n’allait aboutir qu’à quelque partie peu intéressante pour lui de Rock-House ?
Il commence à le craindre et s’arrête pour réfléchir une seconde.
En somme, il a cru que cette voie conduisait aux appartements de la prisonnière, mais rien ne lui prouve que cette supposition spontanée soit juste.
À la réflexion, il craint de s’être trompé !
À présent, un peu dépité, il hésite sur ce qu’il doit faire.
Doit-il avancer ou reculer ?
Positivement, il ne sait plus à quoi se résoudre.
D’un autre côté, le temps e ; voilà près d’un quart d’heure qu’il suit sans résultat cet étrange couloir.
Or, il ne faut pas que Wood et le docteur reviennent et pénètrent dans le salon avant qu’il n’y soit revenu lui-même pour y remettre tout en ordre, et surtout avant qu’il ait fait disparaître le corps de Tommy Hab.
À la réflexion, il se décide cependant à continuer sa marche en avant pendant cinq à six minutes encore.
Levant sa lampe à bout de bras, il se remet donc en route.
Mais il n’a pas parcouru dix mètres qu’il s’arrête brusquement sous le coup d’une sensation étrange.
En vérité, ce qui se produit est singulier.
Il lui semble que le sol, sous ses pieds, vient de se mouvoir doucement.
L’espace de deux secondes il lui paraît que le parquet oscille légèrement de gauche à droite, comme s’il se trouvait sur le plateau de ces balances automatiques destinées à peser les voitures devant les octrois.
Surpris, il a tout à coup le pressentiment d’un danger inconnu et menaçant.
Il veut se rejeter en arrière, retrouver un terrain solide et moins inquiétant.
Mais il n’en a pas le loisir.
Avant même qu’il ait pu faire un pas, le sol sur lequel il repose s’incline s’enfonce sur sa droite, pendant que la partie gauche continue à adhérer à la muraille.
La pente s’accentue avec une rapidité effrayante.
Entraîné malgré lui, de Nansac glisse et tombe.
Dans sa chute sa lampe électrique lui échappe et, roulant suivant le plan incliné, disparaît dans une ouverture qui s’élargit de plus en plus.
Et le jeune homme, épouvanté, comprend qu’il va, lui aussi, suivre le même chemin.
C’est en vain qu’il cherche à se retenir, à se cramponner au sol, il ne peut y parvenir ; ses doigts s’écorchent, ses ongles se brisent, mais il lui est impossible de ralentir ou d’arrêter sa tombée.
Et la pente se fait plus raide.
Et tout à coup, c’est le vide, la chute dans le noir, chute brève, d’ailleurs, car le Français a à peine eu le temps de pousser une clameur désespérée, qu’un heurt brusque l’abat et le laisse quelques minutes étourdi et inconscient de ce qui lui arrive.
Ainsi qu’on l’a pressenti, la grande faute de Nansac a été de ne pas s’assurer de la mort de Tommy Hab avant de s’engager dans le couloir mystérieux.
Si son esprit n’avait pas été accaparé en entier par l’unique pensée de sauver et de délivrer la fille du dément avant le retour de ce dernier, il est probable, certain même, qu’il eût pris cette sage précaution.
À sa place, Wood et Fogg n’y eussent certes pas manqué.
Ils eussent constaté ainsi, tout de suite, que le géant vivait encore et que son cœur n’avait pas cessé de battre, et, si l’idée de l’achever eût répugné à leur caractère, ils eussent pris au moins la précaution de le mettre dans l’impossibilité absolue d’agir de quelque façon que ce fût, en lui liant solidement les membres.
Ainsi ligoté et déjà affaibli par ses blessures, le second de Sam Guidford ne pouvait plus être dangereux.
On sait malheureusement qu’il n’en fut pas ainsi.
Or de Nansac, en s’éloignant, ne laissait pas derrière lui un cadavre, mais seulement un blessé, grièvement sans doute, mais quand même un blessé, c’est-à-dire un être qui, en revenant à lui, pourrait être nuisible.
Et c’est en fait ce qui se produisit.
Moins de cinq minutes après que le Français disparût, Tommy Hab, qui vraiment a l’âme chevillée au corps, rouvre les yeux et, se soulevant péniblement, jette autour de lui un regard terrible.
Il est seul. Son ennemi n’est plus là.
Devant lui, le panneau mobile est toujours ouvert.
Il attache sur cette ouverture béante ses prunelles que déjà brouillent les affres de la mort.
C’est par là, il le comprend, que vient de sortir l’homme qui les a trahis, l’être maudit qui les trompa.
Blessé mortellement, il sent que ses moments sont comptés, qu’il n’a plus que quelques instants à vivre.
Mais mourir n’est rien. Cette existence qui va finir, il ne la regrette pas pourvu qu’avant de succomber, de disparaître pour toujours, il puisse se venger et servir encore le dément, son maître, l’être unique auquel il ne cessa de se dévouer comme un chien fidèle.
Oui, oui, c’est cela, se venger !…
Mais pour ce faire, il lui faut réunir, en un effort suprême, ce qui lui reste de force et d’énergie, il lui faut maîtriser sa souf, étouffer les plaintes qui lui montent aux lèvres.
Se traînant, se cramponnant à tout ce qui lui tombe sous la main, il se soulève lourdement et marche vers l’entrée du salon, les lèvres closes, les dents serrées, le regard vague.
Mais, arrivé là, il a comme un éblouissement. Tout tourne autour de lui. Il lui faut se retenir aux tentures qui garnissent le bois, pour ne pas s’écrouler sur le sol comme une masse.
Mais sa volonté est formidable.
Cette faiblesse qui abattrait tout autre que lui, il la domine, il la surmonte et se redresse.
Titubant, roulant comme un homme ivre, se heurtant aux meubles, il arrive enfin au laboratoire du docteur, et sa main tremblante pousse le bouton nécessaire au déclanchement de la porte.
Oh ! cette porte, comme elle lui semble longue à descendre, à s’enfoncer dans le sol !
Pourvu qu’il puisse tenir bon jusque-là !
Il le faut… il le veut… Il ne tombera pas avant d’avoir fait ce qu’il croit, ce qu’il juge être son devoir.
Enfin, la voie est libre.
Avec un grognement de joie sourd, il reprend sa marche interrompue.
Voilà la lourde bibliothèque qui contient les ouvrages les plus précieux du maître, voilà le bureau chargé d’épures, de devis, de feuillets couverts de formules et de chiffres, et enfin, enfin, voilà aussi le but vers lequel ont convergé tous ses efforts.
La poitrine sifflante, la tête vacillante, de plus en plus pâle, il vient tomber assis devant le plateau de marbre.
À présent, un rictus affreux découvre ses dents de loup.
La vengeance est proche. Elle ne peut lui échapper, et, en dépit de ses soufs, la joie, une joie féroce et monstrueuse, lui emplit le cœur et le cerveau.
Sa main énorme aux doigts spatulés se tend vers les boutons, s’abat sur une clavette blanche qu’elle ensanglante.
Pour la pousser à fond, pour la mettre à bloc, il doit faire un effort terrible.
Pourtant il y parvient, et, comme secoué par l’acte qu’il vient d’accomplir, il se lève et, les bras en avant, de l’allure impressionnante d’un somnambule, il marche vers la sortie du laboratoire.
Il lui reste, en effet, encore quelque chose à faire.
Il veut fermer le panneau mobile du salon.
Comment, le regard vide, chancelant, tâtonnant comme un aveugle, parvient-il jusque-là, il lui serait impossible de l’expliquer.
Ce n’est plus un homme qui marche, mais une sorte d’automate dont les rouages donnent leur dernier mouvement.
Enfin le voilà de nouveau devant la haute cheminée à la droite de laquelle se trouve l’entrée du couloir. D’un geste presque machinal il fait jouer le déclic qui ferme le age.
Il y arrive, et lentement le panneau commence à se mouvoir.
Dans un sursaut d’énergie vitale vraiment extraordinaire, le misérable est parvenu à mener jusqu’au bout la mission qu’il s’est donnée.
Faire davantage lui serait humainement impossible.
Mais que lui importe à présent, son but est atteint.
À ce moment d’ailleurs, la nature, contre laquelle il vient de lutter victorieusement, reprend enfin ses droits.
Le rire de triomphe qui lui montait aux lèvres s’éteint dans un hoquet d’agonie. Le sang lui emplit la bouche, l’étouffe. Sa main appuyée à l’immense cheminée glisse le long du marbre. Une seconde encore il reste debout, le bras gauche levé comme dans un geste de malédiction, puis ses yeux se révulsent, ses jambes flageolent, et, tel un chêne abattu par la foudre, il s’écroule avec un « han » étouffé sur les épais tapis, qu’il inonde de son sang.
De Nansac, en se lançant sans réfléchir dans l’étroit couloir, s’est trop pressé.
C’est à cette heure qu’il lui faudrait agir, car c’est maintenant seulement que Tommy Hab ne pourrait plus rien contre lui, car Tommy Hab est mort et bien mort.
Mais il en a été autrement, et, en disparaissant, le géant vient d’entraîner avec lui le vaillant compagnon d’Harris Wood et du major Fogg ; avant de mourir, le misérable a eu en effet la force et le temps de faire ouvrir sous les pas du Français ce qu’Édith Guidford, affreusement bouleversée, a nommé la sablière.
À la vérité, le premier moment d’effroi é, de Nansac, qui n’a pas même perdu connaissance, ne se rend pas compte du danger terrible qui le menace.
Étourdi tout d’abord par la brutalité de sa chute, il est seulement quelque temps avant de recouvrer ses esprits. Lorsqu’il y parvient, c’est pour constater qu’il se trouve dans une sorte de fosse dont le sol est couvert de sable extrêmement fin, ce qui, par bonheur, a considérablement amorti sa tombée, et dont la voûte, au-dessus de sa tête, donne assez bien l’aspect d’un énorme entonnoir renversé.
Cette fosse peut avoir deux mètres carrés tout au plus, et la voûte, qui commence à un mètre environ du sol, monte en se rétrécissant à douze pieds de hauteur jusqu’à une ouverture étroite, qui forme comme le tuyau de l’entonnoir et se trouve placée au milieu.
Par cette ouverture coule une clarté douteuse qui tombe dans ce trou et permet à peine de voir les choses autour de soi.
En constatant le lieu étrange où il se trouve, Nansac, pour la première fois, sent comme un froid mortel lui er sur le corps et s’en veut de n’avoir pas pris plus de précautions.
Fogg l’avait bien prévenu cependant en lui disant qu’à Rock-House tout était terriblement machiné et qu’il fallait s’y mouvoir avec la plus extrême prudence.
Regrets et réflexion superflus d’ailleurs, et qu’il est inutile de prolonger plus longuement.
Ce qui est fait est fait, il n’y a pas à y revenir, encore moins à s’y attarder. Le point important est de sortir au plus vite de cette sorte d’oubliette.
De fait, Wood va revenir, ignorant de tout ce qui s’est é en son absence. Que Sam Guidford découvre le premier le cadavre de Tommy, et l’ingénieur, sans aucune défense, est un homme perdu.
Ainsi, même en cette situation critique, c’est d’abord à son compagnon que songe généreusement le Français.
Un examen plus attentif des lieux lui fait vite comprendre que sa situation personnelle est plus effroyable encore qu’il ne l’a supposé tout d’abord. Un nouvel et rapide examen de sa prison le lui prouve mieux encore.
Pour sortir de cette fosse, il n’existe aucune ouverture visible autre que celle qui semble former l’entrée de l’entonnoir ; pas de porte, pas de fenêtre, pas de soupirail.
La trappe par laquelle il glissa s’est hermétiquement refermée derrière lui, et rien ne peut indiquer à présent en quelle partie de la voûte elle se trouve.
Est-il donc condamné à mourir de faim en ce lieu effroyable ?
Comme, il se pose cette question, un bruit très doux et très léger lui fait lever la tête.
C’est comme si quelque conduite d’eau, s’étant ouverte au-dessus de lui, déversait lentement dans la fosse un mince filet de liquide.
Mais à l’examen, et grâce à la lueur très faible qui éclaire sa prison, il se rend bien vite compte qu’il fait erreur.
Ce n’est pas de l’eau qui coule par l’unique ouverture, mais bien du sable, fin, ténu, qui s’entasse sur le sol, monte, s’étend, et va s’élargissant sans hâte autour de lui.
Et de Nansac n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre et pour se dresser debout, comme secoué par quelque décharge électrique, la sueur au front, la gorge desséchée, les cheveux dressés sur le crâne.
Lentement, mais sûrement, ce sable va peu à peu remplir la fosse, et, dans quelques heures, il le recouvrira et l’engloutira sous sa masse, et ce sera pour lui la mort horrible de l’enlisé, et c’est en vain qu’il criera, qu’il appellera, personne ne l’entendra, nul ne viendra à son aide.
Qui d’ailleurs peut savoir où il est ?
Fogg est toujours hors de Rock-House, et qui sait ce qu’il adviendra de Wood à son retour dans le terrible logis ?
De Nansac se sent perdu, perdu à tout jamais.
Au-dessus de lui, le sable continue à tomber avec la même lenteur et la même régularité.
Les dents serrées, immobile, le Français le regarde glisser et s’épandre doucement.
Bientôt il peut constater qu’il en a près de cinquante centimètres sous les pieds, et que l’épaisseur augmente encore de seconde en seconde.
Un moment, très court, il est vrai, il a l’espérance d’atteindre l’ouverture et de pouvoir se sauver par là, mais cet espoir est vite déçu.
Ceux qui ont fait construire cette fosse savent ce qu’ils ont fait.
Lorsque l’épaisseur du sable sera telle que son front se trouvera presque à boucher ce trou, sa tête seule pénétrera dans l’étroit conduit, mais ses épaules n’y pourront pas er.
Bien mieux, il se rend compte qu’il lui est interdit, à cette minute même d’essayer de se soulever au-dessus du tas de sable qui grossit sous ses pieds.
Le tenter, glisser sa tête dans l’étroite ouverture, c’est vouloir laisser le sable s’accumuler sur son crâne, sur ses épaules, c’est chercher l’étouffement à bref délai.
Un moment, affolé par le désespoir, le malheureux a la pensée d’en finir tout de suite, mais l’instinct de la conservation est le plus fort.
Un miracle seul peut cependant l’arracher à cette mort effroyable.
Escompte-t-il donc ce miracle ? Peut-être.
Effroyablement pâle, le cœur serré, les yeux exorbités, il se contraint à ne plus bouger.
Doucement la coulée de sable tombe près de lui, glisse sur ses épaules, dégringole le long de son corps, de ses jambes.
Tout d’abord il en a jusqu’aux chevilles, puis à mi-mollets, puis bientôt cela lui arrive aux genoux.
Il calcule alors qu’avant deux heures il en aura jusqu’à la poitrine.
Ce temps écoulé, étant donné l’étrange conformation de la voûte qui va se rétrécissant, la montée se fera plus vite, et il ne se era pas plus de trente à quarante minutes pour que ce sable maudit lui monte jusqu’aux épaules.
Avant deux heures et demie, tout sera donc fini ; la mort, et quelle mort ! aura fait son œuvre : Tommy Hab sera vengé.
Et de Nansac pense que si un secours doit lui arriver, c’est dans ce laps de temps terriblement court qu’il faut qu’il surgisse ; trois minutes plus tard, il ne sera plus temps.
En réfléchissant, le malheureux se dit que la chance d’une intervention quelconque dans une durée si courte est chose bien improbable.
D’où, en effet, peut lui venir cette aide ?
Et cependant ? Qui sait ?
Au fond, il ne fait aucun doute pour lui que ce qui lui arrive est dû à Tommy Hab. Or là est peut-être le salut.
En effet, pour que le géant ait pu agir et le précipiter dans cette fosse, il a fallu qu’il ne le tuât par sur le coup, ainsi qu’il l’avait si légèrement supposé.
Dès lors, qu’à son retour le docteur et Wood trouvent Tommy vivant encore, qu’ils le questionnent, qu’ils sachent par lui ce qui s’est é, et qui sait ce qui peut se produire ?
Sam Guidford peut vouloir l’interroger, connaître les motifs de son acte, et pour cela arrêter son supplice.
À la vérité, le malheureux sent bien au fond de son cerveau combien sont folles toutes ces suppositions, mais il ne les repousse pourtant pas et cherche au contraire à se dominer, à garder tout son calme, s’efforçant de ne pas désespérer contre toute espérance.
Il tire sa montre, que sa chute n’a pas arrêtée, et constate qu’il se trouve dans cette fosse depuis trois heures au moins.
À présent il est enlisé jusqu’à la ceinture.
Dans une heure et demie, tout au plus, tout sera fini.
Mais à partir de cet instant, avec la montée croissante du sable, dont la pluie fine et menaçante se poursuit sans arrêt avec une lenteur évidemment calculée pour rendre ce supplice plus horrible, l’épouvante devient peu à peu, chez le malheureux, plus forte que tous les raisonnements ; elle le domine, attaque son énergie, annihile son courage et l’affole.
Et soudain, un cri, un cri horrible et qui n’a rien d’humain, atroce clameur d’angoisse et de désespoir, s’échappe de ses lèvres.
« À moi ! À moi !… hurle-t-il. Wood !… Fogg ! Au secours ! Au secours ! »
Mais rien ne lui répond.
Lui, cependant, ne cesse plus de crier.
En même temps, ses mains, dans un geste instinctif, se mettent à agir, à repousser ce sable qui monte toujours, de seconde en seconde, avec une rapidité plus grande au fur et à mesure que se rétrécit la voûte.
Avec l’assurance de sa fin toute proche, c’est comme un commencement de folie qui emplit son cerveau.
« Wood ! Fogg ! Wood ! Fogg ! »
Ces deux noms ne cessent plus d’être clamés par lui.
Et le sable, malgré ses gestes désespérés, s’entasse et monte toujours.
Maintenant, il en a jusqu’aux aisselles, cela pèse sur sa poitrine, le suffoque, l’étouffe.
Et voilà qu’il a une clameur plus effroyable, un hurlement plus désespéré encore.
C’est qu’une chose nouvelle, inattendue, se produit tout à coup et vient ajouter à l’horreur de son supplice.
Sous ses pieds, le sable, solide et ferme jusque-là, fuit maintenant, coule, glisse, devient fluide.
Les bras tendus, cherchant à se cramponner à la voûte, s’arrachant les doigts et les ongles aux pierres, de Nansac sent qu’il enfonce, qu’il perd pied, qu’il va s’engloutir dans le sable…
Mais, cette fois, c’est plus que ne peut en er son cerveau défaillant.
Affolé, désespéré, il pousse un dernier appel, cri sourd, étouffé, qui parvient à peine à sortir de ses lèvres. À bout de résistance, de courage, il se laisse aller et perd connaissance.
À l’émotion qui s’est emparée de la fille de Sam Guidford, Wood et Fogg comprennent qu’un danger terrible menace leur ami.
Le lieutenant, lui, a bien entendu parler vaguement de cette sablière, mais l’ingénieur, par contre, l’ignore complètement.
Ils n’ont cependant pas besoin de savoir pour deviner que ce doit être quelque formidable invention sortie du cerveau du docteur et créée dans un but de défense secrète.
Édith a d’ailleurs tôt fait de les renseigner sur ce point.
Malheureusement, si la jeune fille peut leur expliquer que la clavette enfoncée à bloc par le géant a eu pour résultat de faire s’ouvrir le sol sous les pas du Français, si elle peut leur apprendre que le plancher, en remontant pour reprendre sa place normale, a dégagé l’ouverture destinée à laisser couler doucement le sable dans la fosse où est tombé le malheureux, il lui est impossible de déclarer comment il faut agir pour arrêter le déversement de ce sable et interrompre ainsi le supplice du Français.
Non, cela, son père ne le lui a pas confié.
S’il ne lui a rien caché des moyens de défense qu’il possède à Rock-House, il s’est prudemment gardé de lui faire connaître la façon de les contrarier.
Édith ne sait donc rien, Édith ne peut donc rien pour celui qui va succomber, et de quelle horrible manière ! pour avoir tenté de la délivrer.
Et son désespoir est sincère.
Wood et Fogg ne sont pas moins abattus qu’elle.
Hébétés, angoissés, la sueur aux tempes, ils regardent avec des yeux fous le terrible plateau de marbre.
De toutes ces clavettes, de toutes ces poignées, laquelle doit être manœuvrée pour sauver de Nansac ?
Ils l’ignorent.
Agir au hasard ne leur est même pas permis, dans la crainte de produire quelque catastrophe qui les perdrait peut-être tous en ne sauvant pas le jeune homme.
Cependant le temps e, et ils ne peuvent ainsi demeurer inactifs.
Il faut absolument qu’ils tentent quelque chose.
Le timbre d’une horloge électrique marquant deux coups dans le lourd et pénible silence qui pèse sur eux, leur annonce qu’il est deux heures de la nuit.
Depuis combien de temps de Nansac est-il tombé dans l’épouvantable piège ouvert sous ses pas ?
Les deux hommes n’osent y penser.
Peut-être est-il déjà trop tard pour voler à son aide.
Wood et Fogg, qui ont en même temps cette affreuse pensée, se regardent effarés.
Mais alors, l’ingénieur a un geste farouche.
« Ah ! si cela est, gronde-t-il, je jure que nous le vengerons. N’est-ce pas, Fogg, que nous le vengerons ?
— Ah ! certes, déclare le lieutenant avec force. Et de tout cœur encore. »
Édith, qui les entend, ne peut s’empêcher de frémir, car celui qu’ils frapperont, qu’ils tueront, pour venger leur ami, c’est Sam Guidford, c’est son père, l’homme que, en dépit de sa redoutable folie, elle ne peut s’empêcher d’aimer toujours et qu’elle voudrait sauver elle aussi, comme elle voudrait sauver également de Nansac.
La main sur son cœur, dont elle tente de comprimer les battements désordonnés, elle voudrait parler, supplier, implorer les deux hommes, mais les mots ne parviennent pas à monter à ses lèvres.
Heureusement pour elle, rien n’est encore désespéré.
Wood vient en effet de prendre à nouveau la parole, et ce qu’il dit apporte un soulagement à son angoisse et à son affolement.
« Oui, le venger, déclare l’ingénieur, mais avant, notre devoir est de tout essayer pour l’arracher à son effroyable situation. Or, pour y arriver nous n’avons à notre disposition qu’un moyen, un seul. C’est à nous de l’employer sans retard, et vous allez m’y aider, Fogg, et vous aussi, Miss. »
Et comme les deux jeunes gens l’interrogent anxieusement du regard :
« Un seul homme peut sauver votre ami, s’il doit être sauvé, poursuit-il ; cet homme, c’est le maître de cette île maudite. Lui seul a le pouvoir d’arrêter l’enlisement de de Nansac, lui seul peut nous faire arriver jusqu’à lui.
— C’est vrai, murmure le major, mais parlera-t-il ? »
Sur le visage de l’ingénieur, dont les traits changent brusquement, semble se poser comme un masque de dureté.
Les dents serrées, sombrant intentionnellement la voix pour n’être pas entendu d’Édith :
« Si je le veux… et s’il le faut… siffle-t-il, oui, je vous jure, Fogg, qu’il parlera. »
Cela dit, il fait signe au major et aux deux femmes de l’accompagner, et tous les quatre quittent le laboratoire.
Quelques minutes plus tard, ils se retrouvent dans le salon.
Là, Sam Guidford, l’oreille tendue, mais toujours à sa place, semble attendre anxieusement leur retour.
L’expression peinte sur les visages de ceux qu’il considère comme ses ennemis lui prouve qu’ils viennent d’apprendre quelque nouvelle fâcheuse dont, en dépit de leur volonté, ils ne peuvent dissimuler la gravité.
Ah ! comme il voudrait savoir de quoi il s’agit, comme il lui serait doux de connaître d’où vient leur émoi !
Si l’un d’eux voulait parler, s’il pouvait les faire parler !
Comme il pense de la sorte, Wood vient se placer près de lui.
L’ingénieur est terriblement pâle.
Rudement, sans le moindre ménagement, il laisse tomber sa main sur l’épaule du vieillard qu’elle étreint avec force.
Son regard est dur et ne quitte pas celui du Solitaire, qui d’ailleurs ne baisse pas le sien.
Sa voix, lorsqu’il parle, est un peu rauque, mais le ton est net, tranchant.
« Docteur Sam Guidford, prononce-t-il, notre ami M. de Nansac a été précipité par votre serviteur dans ce que vous nommez la sablière, vous ne le saviez certes pas. Je viens donc vous l’apprendre. »
Et comme, à cette déclaration, le docteur, sous le coup d’une joie énorme, se soulève et ouvre la bouche pour crier son triomphe, d’un geste rude Wood l’immobilise et le force au silence.
En même temps, son visage se penche presque à toucher celui du dément, son regard fouille le sien.
« Pas de cris, pas de démonstrations inutiles, prononce-t-il. Ce qu’a fait Tommy Hab avant de mourir, vous allez l’empêcher, vous qui vivez encore, vous allez sauver notre ami. »
Et, prenant brusquement le vieillard par les deux épaules :
« Vous entendez, gronde-t-il en baissant le ton, vous allez le sauver… Vous avez trois minutes pour vous décider. Ce temps écoulé…
— Ce temps écoulé ? » répète le docteur étrangement calme et sans cesser de le regarder.
Froidement, l’ingénieur lui pose sur la tempe le canon d’un revolver, et sans hésiter :
« Voilà, déclare-t-il. Je vous brûle la cervelle. »
Cela est dit très bas, entre cuir et chair. Seul Guidford l’entend.
En même temps, Wood s’est placé de façon que son mouvement ne puisse être aperçu par Édith, qu’il ne veut pas voir intervenir dans ce dramatique débat.
Sous la menace, le dément relève la tête, ses lèvres se serrent.
Il fouille du regard les yeux de son adversaire comme pour y chercher le fond secret de sa pensée.
Il ne lui est pas difficile d’y lire une résolution implacable.
Cet homme qui le tient là, à sa discrétion, à sa merci, n’hésitera pas à exécuter sa menace, les trois minutes écoulées.
Qu’il refuse, c’est donc la mort certaine.
Dans le cas contraire, c’est la vie sauve et, qui sait ? la liberté reconquise peut-être ; cela vaut la peine d’y songer.
Au fond, la vie de de Nansac lui importe peu, mais s’il doit le sauver, il veut tout au moins y mettre certaines conditions et profiter en maître de la situation présente.
Pour mieux peser le pour et le contre de ce qu’il doit faire, il ferme les yeux et songe quelques instants.
C’est seulement lorsque Wood lui annonce à mi-voix que la première minute est déjà écoulée qu’il se soulève et observe ceux qui l’entourent.
Serrée dans les bras de Fogg, anxieuse, Édith cherche à deviner ce qui se dit entre son père et l’ami de René de Nansac.
Lentement, le dément les dévisage l’un après l’autre.
Froidement, sans avoir l’air de bouger, l’ingénieur lui appuie sur la tempe le canon de son arme.
Son bras ne tremble pas.
De sa main libre il a tiré sa montre et consulte les aiguilles.
Et comme le fou ramène son regard sur lui :
« Deux, » compte-t-il froidement.
Mais alors, à ce moment même, la voix de Guidford s’élève, brève et autoritaire. Ses yeux se sont fixés une seconde sur la montre que tient l’ingénieur.
« Deux heures sept, prononce-t-il. M. de Nansac a dû, si mes calculs sont précis, tomber dans la sablière une heure tout au plus après notre départ de Rock-House pour notre stupide excursion au large. Il lui reste donc actuellement trois quarts d’heure environ avant que le sable ne le couvre en entier. Je connais exactement la capacité de ma sablière. Pour que nous arrivions jusqu’à lui, dix minutes tout au plus nous suffisent ; c’est donc, à bien compter, trente-cinq minutes que nous avons devant nous. »
Et comme tous le regardent, attendant avec un trouble profond qu’il achève sa pensée, il ajoute :
« Nous sommes mal ici pour ca, la vue du cadavre de ce malheureux, mort pour moi m’est pénible et me gêne. Nous allons, si vous m’en croyez, er dans mon cabinet de travail, et nous verrons alors… »
Mais, Wood fait, de la tête, un signe négatif.
« Non, répond-il, nous sommes très bien ici pour discuter de ce qui nous intéresse. Si la vue de ce corps vous trouble, nous allons vous en délivrer. Fogg, donnez-moi un coup de main, je vous prie. Tommy Hab mort et bien mort sera certainement mieux, pour nous, dans le laboratoire de cet excellent docteur, que le docteur lui-même s’il s’y trouvait vivant et en notre compagnie. »
Quelques minutes plus tard, cet acte accompli, ils reviennent se poster devant leur prisonnier qui a fermé les yeux comme pour cacher la rage qui le dévore.
« À présent, monsieur, dit Wood, nous sommes tout à vous. Vous disiez ? Alors Guidford se soulève, et, le ton brusque :
« Veuillez d’abord, je vous prie, dit-il, détacher les liens qui m’enserrent. Je veux être libre, comme vous l’êtes vous-mêmes, pour vous poser mes conditions, conditions d’où dépendent le salut et la vie de votre compagnon. »
La voix du Solitaire ne tremble pas en prononçant ces paroles.
Cet homme se croit, se juge certainement le maître de la situation. Il sent que, pour sauver de Nansac, ses ennemis sont prêts aux plus extrêmes concessions. Il tient donc à en profiter.
Cependant, voyant que Wood et Fogg se consultent du regard et paraissent hésitants :
« Le temps e, prononce-t-il, nous ferions bien, je pense, d’en mieux profiter, car nous avons certainement beaucoup de choses à nous dire. »
Il a raison, et les deux amis le comprennent.
D’ailleurs ils n’ont rien à redouter du dément.
Ils sont armés, et lui ne l’est plus.
Sans plus d’hésitations, l’ingénieur se penche sur le docteur et rapidement fait tomber les liens qui l’entravent.
À peine détaché, Guidford se dresse, s’étire, puis, avisant un large fauteuil, qu’il attire nerveusement à lui, il s’y installe et, de ce ton ironique que Wood connaît bien :
« Voilà qui est au mieux, dit-il. Je vois que vous êtes plus raisonnables et plus sages que je ne le craignais. J’augure déjà mieux de notre entretien, et pour peu que vous y mettiez quelque complaisance les uns et les autres… » Mais Wood lui coupe brutalement la parole :
« Trêve à votre verbiage, ordonne-t-il. Au fait, je vous prie. »
Sur cette injonction, le visage du fou a une sorte de contraction brusque, et ses deux mains se crispent rageusement aux bras du meuble.
Ah ! avec quelle joie il voudrait faire souffrir cet Anglais, ce Wood qui lui parle avec cette insolence ! Avec quel bonheur il voudrait lui ref la vie de son ami, si la pensée de pouvoir se venger mieux encore dans l’avenir ne hantait son esprit !
Maîtrisant sa colère, il se renverse dans le fauteuil, et mordant :
« Vous avez toujours raison, monsieur l’ingénieur, réplique-t-il, et c’est un plaisir que de traiter une affaire avec vous. Soit, allons au but. Pour arracher M. de Nansac à la mort certaine qui l’attend, que m’offrez-vous ? »
Froidement Wood le regarde.
« Que demandez-vous ? » fait-il.
Le Solitaire n’hésite pas.
« Ma liberté, » riposte-t-il.
En silence, l’ingénieur et le major semblent se consulter du regard.
Le dément en profite pour poursuivre, le ton bref, en homme sûr de sa force :
« Ma liberté complète, et cela dès que M. de Nansac sera près de vous, c’est-à-dire hors de la fosse où mon pauvre Tommy l’a précipité. Ensuite j’exige votre départ immédiat de Rock-House. »
Et regardant durement Édith qui l’écoute en tremblant :
« Votre départ à tous, ajoute-t-il. J’entends qu’aucun être humain, autre que moi, ne reste en ce logis… vous en partirez tous… tous… Je le veux !
— Après ? questionne Wood.
— Après ? Vous ferez entre mes mains le dépôt des armes que vous avez sur vous et qui sont à moi. »
À cette condition, Fogg a un mouvement ; mais l’ingénieur, lui, reste imible.
« Et ensuite ? fait-il.
— Ensuite ? gronde le dément en se levant brusquement sur place, et en frappant du poing les bras du fauteuil, ensuite, le reste me regarde. »
Et comme les deux jeunes hommes ne disent rien et semblent réfléchir, le Solitaire consulte du regard le cartel du salon.
« Il vous reste quatorze minutes pour vous décider et pour m’obéir, déclare-t-il. Je ne peux donc que vous conseiller de vous hâter. Je vous fais d’ailleurs confiance, et votre parole d’honneur me suffira… Allons, vite, ne perdons pas plus de temps… c’est oui, n’est-ce pas ?… Vous acceptez ? »
Pour toute réponse, Wood se rapproche de lui.
Il est un peu pâle, mais semble parfaitement calme et résolu.
« Monsieur, dit-il, vous allez nous conduire immédiatement près de notre malheureux ami et nous allons le sauver. Cela fait, et de Nansac revenu parmi nous, nous nous engageons sur l’honneur à vous rendre votre liberté complète, mais dans trois jours seulement, pas une minute plus tôt. À cette époque nous quitterons tous cette demeure, mais nous conserverons nos armes. Voilà ce que j’ai à vous dire. »
Les poings crispés, le visage convulsé par la fureur, le dément fait face à l’ingénieur.
« Je n’accepte pas de conditions ! rugit-il. J’en pose. Je veux être libre à l’instant. Je commande. Je suis… »
Mais Wood ne s’émeut pas.
« Non, dans trois jours, fait-il.
— Je refuse !... je refuse, clame le fou.
— Soit… Fogg, veuillez, je vous prie, emmener Miss Édith. »
Et comme la jeune fille épouvantée veut s’élancer entre le jeune homme et son père, du geste l’ingénieur l’arrête.
« Vous pouvez me maudire, Miss, prononce-t-il, la voix grave, mais je me suis juré, si mon ami mourait, de frapper de ma main ses assassins, et je tiendrai ma parole. Que cet homme n’accède pas immédiatement à mes conditions, et dans deux minutes, aussi vrai que nous sommes là, je le tue comme une bête malfaisante et dangereuse… N’approchez pas, Miss… Ne faites pas un pas de plus, ou c’est un homme mort. »
Éperdue, affolée, Édith se laisse tomber à genoux, les mains tendues vers celui qui, en dépit de tout, est toujours l’être chéri qui berça son enfance.
« Oh ! père ! père ! crie-t-elle, sauve ce malheureux, accepte ! accepte ! Ils vont te tuer. »
Mais Guidford ne paraît pas l’entendre.
Son regard fixe ne quitte pas le canon de l’arme braqué vers lui à quelques pouces de son visage. Dans son cerveau se livre évidemment un effroyable combat.
S’il refuse, c’est sa mort certaine, la fin de ses projets, de ses rêves.
C’est l’île au pouvoir de ses ennemis.
Tandis que, sa liberté reconquise, qui sait ce qu’il pourra faire encore ? Trois jours… Après tout, ne resta-t-il pas enfermé une année à Bedlam ? Allons, allons, il vaut mieux céder, quitte à se rattraper plus tard.
Cette résolution prise, ses traits se détendent, son regard devient froid.
Alors, la voix calme :
« Soit. Vos conditions sont les miennes, prononce-t-il. Il nous reste douze minutes encore pour sauver votre ami, c’est plus qu’il ne nous en faut pour agir. Veuillez me suivre, je vous prie. »
Inutile de dire avec quel profond soulagement tous accueillent ces paroles, qui mettent ainsi une fin moins tragique au dénouement de cette scène dramatique et angoissante.
Accompagné de Wood, qui, le revolver au poing, marche à côté de lui, le cœur battant de joie et d’espérance, et suivi à faible distance par le groupe formé des deux femmes et du major, qui ferme la marche, Guidford sort du salon.
Mais, à la surprise générale, ce n’est pas vers le laboratoire qu’il dirige ses pas.
Ce n’est donc pas de cette pièce que doit venir le salut du Français.
En le constatant, Fogg et l’ingénieur ne peuvent que se féliciter de n’avoir pas essayé de manœuvrer au hasard les différentes pièces du redoutable tableau de marbre.
La démarche assurée, les mains croisées derrière le dos, le docteur descend les marches qui conduisent au rez-de-chaussée de Rock-House.
Il y a là plusieurs baies hermétiquement closes qui, toutes, Wood ne l’ignore pas plus que Fogg et qu’Édith, conduisent, par différents couloirs et de nombreux escaliers, dans les sous-sols secrets du logis.
C’est là, ils le savent, que se trouvent les réserves du docteur en provisions, et certainement aussi en munitions de toutes sortes, là que sont installées les merveilleuses machines chargées de distribuer partout l’énergie électrique, machines inventées ou perfectionnées par le dément et dont Tommy Hab avait la surveillance et la direction.
Le géant mort, qui le remplacera dans cette fonction délicate ?
Wood et Fogg n’y songent même pas. Au fond, cela leur importe peu. Ils ne pensent qu’à de Nansac. De Nansac seul les occupe.
Mais il est probable que le Solitaire n’éprouve pas le même sentiment d’indifférence, car il ne peut, en traversant la salle des appareils, se défendre d’un mouvement nerveux, sorte d’accès de rage impuissante qu’il domine d’ailleurs rapidement.
Cependant, comme il s’est arrêté pour jeter un regard circulaire autour de lui, ceux qui l’accompagnent ne peuvent se défendre d’une seconde d’émotion.
Sont-ils donc déjà au but ?
Non, car Guidford, le front bas et songeur, reprend sa marche interrompue.
Ils le suivent.
Entre ces cinq êtres vivants aucune parole n’est prononcée.
Ils vont, le cœur serré sous l’impression de pensées multiples et diverses.
Certes, le sauvetage de de Nansac est la pensée première qui occupe leur cerveau, mais derrière cette pensée il y a la préoccupation de l’avenir.
De Nansac sauvé, et fidèles à la parole donnée, il leur restera trois jours pour agir. Dans ce laps de temps relativement court, que feront-ils ? Certes ils songent déjà à abandonner l’île, et c’est à cela qu’il leur faudra s’occuper au plus tôt ; mais quitter l’île sans entraîner le docteur avec eux, le pourront-ils ?
D’un autre côté, il est probable qu’Édith se refa à les suivre si son père ne les accompagne pas.
Mais le dément, sa liberté reconquise, ne les suivra certes pas : c’est donc de force qu’il leur faudra l’emmener.
Eh bien, ils l’emmèneront, voilà tout.
La prudence, la sagesse la plus élémentaire, leur défend de le laisser seul sur cette île, où son génie malfaisant pourrait encore ca de terribles malheurs.
De son côté, Sam Guidford, loin de soupçonner à quoi songent ses ennemis, pense secrètement à ce qu’il fera lorsque sonnera à nouveau l’heure de sa liberté, et il est à croire que ses projets doivent lui plaire, car un étrange sourire plisse par moments ses lèvres minces.
Cependant, la salle des appareils et des machines franchie, le Solitaire s’est engagé dans un long couloir haut et étroit.
Il marche vite, en homme pressé d’arriver à son but.
Wood ne lui laisse d’ailleurs prendre aucune avance et le suit pas à pas.
Combien de temps dure la traversée de cet étrange tunnel qu’éclaire le docteur en faisant jouer, tous les vingt mètres environ, des commutateurs électriques, l’ingénieur et ses amis ne le savent pas, mais cela leur semble éternel. Il leur paraît que jamais ils n’arriveront au bout.
Cependant tout a une fin, et leur attente, pour avoir été longue, se termine bientôt.
À un tournant brusque du couloir, une porte de fonte ferme le chemin.
Sont-ils donc arrivés à la fin de leur peine ?
Oui, car à Wood qui le questionne, le docteur répond par un simple signe de tête, mais un signe affirmatif.
En même temps sa main tendue pousse un ressort, et la porte de fonte, semblable à toutes celles qui ferment les issues dans Rock-House, s’ébranle avec un déclic sec et commence son mouvement de descente lent et régulier.
Mais alors, et pendant que cette opération s’accomplit, interminable au gré des amis du Français, Sam Guidford, qui jusque-là n’a pas desserré les dents, regarde ceux qui l’accompagnent.
« Nous voilà au but, prononce-t-il, dans deux minutes votre ami sera sauvé ; mais au moment d’accomplir le geste libérateur, je veux que vous me donniez encore votre parole d’honneur, messieurs, que dans trois jours je serai libre.
Et comme Wood et Fogg tendent la main d’un même élan spontané, il ajoute, ne leur laissant pas même le temps de prononcer leur serment :
« J’entends tout à fait libre, sans restriction, sans arrière-pensée d’aucune sorte, libre d’aller, de venir, d’agir, libre comme si j’étais seul dans cette île et comme si vous n’existiez pas pour moi… Une autre liberté que celle-là, je n’en veux pas… À vous de décider, il en est temps encore.
— Il en est entendu ainsi, prononce Wood. Vous avez ma parole.
— Comme vous avez la mienne, » déclare Fogg.
Guidford a alors un énorme soupir, et à la joie qu’illumine son regard, les deux amis de de Nansac devinent que le fou doit penser que rien n’est encore perdu.
Cependant la porte est maintenant rentrée dans le sol, et devant les cinq personnages s’ouvre une vaste salle ovale que le docteur a tôt fait d’éclairer.
En apparence, et au premier abord, cette salle semble vide.
Cette sorte d’immense caverne nue est quelque peu inquiétante.
Sur un signe de Wood qui, sans doute, redoute quelque piège, Fogg, le revolver au poing, va se placer devant l’unique baie par laquelle on puisse entrer ou sortir.
Précaution inutile d’ailleurs, et que le Solitaire ne semble pas remarquer.
À peine dans la salle, il s’est dirigé vers la partie du mur faisant face à a porte, et sa main s’est posée sur un anneau qui s’y trouve scellé et que lui seul pouvait voir et trouver. D’un geste brusque il le tire à lui, ce qui a pour résultat de faire basculer un bloc d’obsidienne et de dégager une niche peu profonde, mais au fond de laquelle le regard de Wood aperçoit tout de suite une roue dentée munie d’une poignée.
Cette roue, le docteur s’en saisit et la fait manœuvrer rapidement de droite à gauche.
Cela fait, il se tourne vers l’ingénieur qui, haletant, se tient tout près de lui.
« Voilà qui est fait, » dit-il.
Et il explique, la voix paisible :
« Cette roue fait mouvoir un plancher mobile établi au-dessous de celui sur lequel tombe le sable qui devait enliser votre compagnon, plancher plein alors que le second est à claire-voie ; c’est vous dire que la manœuvre que je viens d’exécuter a eu pour résultat d’en dégager les ouvertures, tout en interrompant le déversement. Maintenant le sable ne tombe plus, et celui qui se trouve dans la salle où est prisonnier M. de Nansac s’écoule naturellement et tombe dans un puits profond qui aboutit à la mer. Dans trois minutes nous saurons ce qu’il est advenu à la victime de mon pauvre Tommy.
— Ce qu’il est advenu ? répète Wood, la voix tremblante. Vous ne voulez pas dire par là qu’il se pourrait que nous soyons arrivés trop tard ?
— Trop tard pour empêcher l’enlisement ? Certes non, réplique Guidford avec un éclair mauvais dans les yeux. Non, cela, je l’affirme. Votre ami, M. de Nansac, ne devait guère avoir de sable qu’à hauteur des aisselles ; mais ce que je ne peux dire, par exemple, c’est ce qu’il a pu penser durant les quelques heures qu’il vient de er en cette fosse. C’est, en effet, une impression étrange que celle que doit produire cet engloutissement lent et régulier, cette certitude que ce sable qui tombe peu à peu vous recouvrira fatalement dans un temps plus ou moins long. M. de Nansac est un énergique, mais les cerveaux les mieux trempés…
— Taisez-vous ! gronde Wood, qui lui serre brutalement le poignet… Taisez-vous ou sinon… »
Mais il se domine aussi vite, e la main sur son front que couvre une sueur glacée, puis, la voix encore tremblante :
« Ce sable écoulé, dit-il, il vous reste autre chose à faire.
— Je sais, répond le dément, mais pour cela il faut le temps. Bien que s’écoulant plus vite qu’il n’est venu, le sable ne peut disparaître brusquement, et la pièce dans laquelle nous allons retrouver votre ami ne peut se vider comme par enchantement. D’ailleurs vous n’avez plus rien à craindre pour lui. »
Plus rien à craindre. En prononçant ces mots, le Solitaire ne peut réprimer un étrange sourire.
Évidemment il compte que de Nansac n’aura pu er jusqu’au bout l’horrible et terrible supplice auquel le condamna Tommy Hab ; il espère secrètement que la raison du malheureux aura sombré dans les derniers moments.
Cette idée, qu’il caresse avec une joie farouche, les amis du Français l’ont eux aussi, et cela les bouleverse.
Leur hâte est donc grande de savoir, de sortir leur ami de ce piège, de le tenir dans leurs bras et de lui prodiguer les soins que nécessitera son état et les paroles qui pourront relever son courage.
Mais l’écoulement du sable dure plus longtemps que tous ne l’espéraient et près d’une heure et demie e avant que le docteur ne se décide enfin à agir à nouveau.
Lorsqu’il s’y résout, Wood, Fogg et Édith sont positivement dans un état d’énervement indescriptible, alors qu’il est, lui, calme et indifférent.
C’est sans hâte qu’il fait mouvoir un levier placé à côté de la roue, manœuvre qui a pour effet de dégager dans la muraille, presque à côté de Wood, une ouverture de soixante-quinze centimètres de large sur un mètre cinquante de haut, tout au plus.
De l’autre côté de cette baie nouvelle, c’est l’ombre presque complète.
De la main le dément montre le age à l’ingénieur.
« Votre ami est là, dit-il, j’ai fait ce que je devais faire. S’il doit survivre aux heures qu’il vient de er, c’est à vous de l’essayer ; moi, j’ai tenu ma promesse. »
Mais Wood n’entend même pas la fin de la phrase.
Du regard il a désigné Sam Guidford au major et, sans plus attendre, s’est élancé et a déjà disparu par l’étroite ouverture.
Le revolver au poing, Fogg s’est placé derrière le docteur.
Mais ce dernier ne bouge pas. Les bras croisés sur la poitrine, il attend et semble perdu dans tout un monde de pensées.
Et les minutes ent, impressionnantes et tragiques.
Que va trouver Wood au-delà de ce age ? Un mort, ou un vivant ? Un être sain d’esprit, ou un dément ?
Et soudain, il y a du côté du age un bruit de pas lourds.
Et dans l’étroite baie Wood reparaît enfin.
Dans ses bras nerveux il tient et soulève un corps humain, dont la tête vacille sur les épaules, dont les bras et les jambes pendent inertes.
Ce corps, c’est celui de leur ami, c’est celui de René de Nansac, et un même cri leur monte aux lèvres :
« Mort ! Il est mort ? »
Mais l’ingénieur est trop ému pour répondre.
De la tête il se contente de faire un signe négatif.
Ce signe est suffisant pourtant pour rassurer ses compagnons.
« Dieu soit loué ! clame Fogg, il vit, il est sauvé ! »
Et comme Wood silencieux regarde sans répondre le visage affreusement décomposé de l’ami cher qu’il tient dans ses bras :
« Il est sauvé, affirme le major avec force, et nos soins, n’est-ce pas, Édith, auront tôt fait de le rendre à la santé et à la raison.
— Oui, oui, dit la jeune fille douloureusement émue. Nous ferons tout pour cela, Grégory, tout, et Dieu nous secondera. »
Sur un ordre bref de l’ingénieur, tous quittent alors la salle ovale et regagnent le long tunnel déjà suivi par eux.
Le docteur, accompagné cette fois de Fogg, ouvre toujours la marche.
Wood suit, portant de Nansac.
Bien que le jeune homme, complètement évanoui, pèse à ses bras robustes, il ne paraît pas s’en apercevoir et marche d’un pas ferme et sans faiblir.
Derrière lui viennent les deux femmes.
C’est dans le silence le plus absolu que s’effectue le retour.
Lorsqu’ils se retrouvent dans le salon, et pendant que le major surveille toujours le dément, dans la crainte bien légitime de quelque tentative d’évasion, l’ingénieur, secondé par Édith et la négresse, s’empresse de prodiguer à son ami les soins les plus empressés.
Bientôt, et à leur grande joie, le jeune homme semble revenir à lui.
Lentement ses bras se soulèvent, et, si ses yeux restent clos, ses lèvres, par contre, remuent.
De Nansac parle évidemment, des mots veulent être prononcés par lui, mais ces mots sont indistincts, incompréhensibles.
Sa respiration est maintenant saccadée.
À l’observer avec attention, il ressemble à un dormeur dont le sommeil serait troublé par quelque effroyable cauchemar.
Penchés sur lui, Wood et les deux femmes ne le quittent pas des yeux, épient son retour à la vie.
Et soudain, le Français se redresse sur son séant, les bras tendus en avant, ses yeux grands ouverts, emplis d’une formidable épouvante.
« Wood !… Fogg !… À moi ! À moi ! » gronde-t-il.
Instinctivement le lieutenant, au son de cette voix qui l’appelle, se rapproche.
À cette minute, Sam Guidford pourrait essayer de bondir hors du salon, mais il n’y songe pas.
Lui aussi a fait un pas vers le canapé sur lequel il se trouvait allongé et ligoté quelques heures plus tôt et sur lequel, maintenant, Wood a étendu de Nansac.
Les bras croisés sur la poitrine, le regard fixe, il attend, il observe.
Soutenu par l’ingénieur, le Français se débat rageusement comme s’il se trouvait encore dans l’horrible fosse. Wood n’a pas trop de toute sa force pour le maintenir. En même temps il lui parle, cherche à le rappeler à la raison, à dissiper ses terreurs.
Cela dure dix minutes.
Ce temps écoulé, anéanti, brisé, à bout de souffle, claquant des dents, le malheureux a un dernier sursaut et retombe dans les bras de son ami.
Un moment on peut croire qu’il va reprendre connaissance.
Il n’en est rien.
Peu à peu le regard prend une expression moins vague, moins effrayée ; les traits effroyablement tendus se reposent, deviennent plus calmes, la respiration se fait moins saccadée, plus régulière.
Un moment, la victime de Tommy laisse errer son regard autour de lui.
Tout d’abord on pourrait croire qu’il ne voit rien.
Sans doute la lumière ne se refait-elle que lentement dans son esprit, que hante toujours l’effroyable souvenir du drame dont il fut le héros.
Pourtant, il est évident qu’il se remet.
Il cherche à se reconnaître, à rassembler ses esprits éperdus, à chasser le terrible cauchemar.
Où est-il ? Quelle est cette salle brillamment éclairée ?
Que lui est-il advenu ?
Où est l’horrible fou ? Le sable qui montait l’engloutissant peu à peu ?
Alors une joie intense illumine son visage. Il veut se soulever :
« Wood ! Wood ! bégaye-t-il, en s’accrochant désespérément à lui. Ah ! ne me quittez pas, ami, ne me quittez pas !… Sauvez-moi ! sauvez-moi ! »
Et, sous le coup de cette émotion nouvelle, il tente de se mettre debout ; mais ses forces le trahissent, et, la tête lourde, le cerveau vide, sentant tout tourner autour de lui, il se renverse en arrière et s’évanouit à nouveau.
Mais cette perte de connaissance n’est pas pour effrayer ses sauveurs.
La raison lui est revenue, il a reconnu Wood. Pour tous, il est sauvé, et une joie débordante fait bondir leur cœur.
Seul Sam Guidford a un moment de rage.
Doucement l’ingénieur a recouché le Français sur le divan.
Cela fait, il se redresse. Son visage est resplendissant de bonheur.
« Miss Édith, prononce-t-il, c’est à vos soins, maintenant, que je confie mon ami, qui deviendra vite le vôtre, j’en suis sûr. Quelques jours de repos et de tranquillité lui feront rapidement oublier les minutes tragiques par lesquelles il vient de er. Nous pouvons être rassurés désormais sur son sort. Mais notre mission ne s’arrête pas là. Nous avons maintenant à nous occuper de votre père. Oh ! rassurez-vous, il n’a rien à craindre de nous désormais. De Nansac est vivant, et ce n’est qu’une question d’heures pour qu’il se retrouve sur pied, valide et fort comme autrefois. Nous tiendrons donc la promesse sacrée que nous avons faite pour le sauver. »
Et, se tournant vers le docteur qui, les bras croisés, les yeux mi-clos, les lèvres serrées, l’écoute et attend :
« Dans trois jours, ainsi que nous l’avons juré, vous serez libre, dit-il, libre ainsi que vous l’avez exigé, libre, entièrement libre… »
Le dément se contente d’approuver de la tête.
« Mais, d’ici là, continue Wood, vous jugerez bon que nous nous assurions de votre personne et que nous prenions certaines précautions. Il nous déplairait, en effet, et vous le comprenez sans peine, que vous nous faussiez compagnie avant le jour fixé par nous. »
Guidford, sur cette fin de phrase, a un sursaut brusque et relève la tête.
« Vous ne comptez pas, je l’espère, dit-il, me tenir attaché ou enchaîné pendant ces trois jours.
— Attaché ?… Non, répond Wood, mais enfermé, cela, oui. Fogg et moi nous vous veillerons à tour de rôle et prendrons soin que rien ne vous manque. Cependant, et pour qu’aucun malentendu n’existe entre nous, je tiens à ajouter ceci, c’est que je compte beaucoup sur votre complaisance pour nous rendre cette tâche le moins ardue possible. C’est vous dire que je ne erai de votre part, et Fogg partage mon sentiment, j’en suis convaincu, aucune velléité de fuite, aucune tentative de rébellion. Je veux bien être humain et ne pas vous attacher, ainsi que l’exigerait la plus élémentaire prudence ; mais j’entends sauvegarder la vie de mes amis et la mienne : c’est vous dire qu’il ne dépend que de vous que Fogg ou moi ne vous logions pas une balle dans la tête… Je crois m’être fait comprendre assez clairement ? »
« Très clairement, dit-il. Mon intention n’est d’ailleurs pas de vous créer des difficultés durant ces trois jours. Il me suffit d’avoir votre parole que, ce temps écoulé, je serai tout à fait libre…
— Tout à fait, nous vous l’avons juré.
— Je vous crois, et j’y compte ; cela me permettra de patienter. »
Puis, ironique, il ajoute :
« C’est la trêve entre ennemis, mais ce n’est qu’une trêve.
— Je le sais, fait Wood. Nous vous connaissons trop pour supposer qu’il en puisse être autrement. Mais rassurez-vous, nous prendrons nos précautions, et, l’heure venue, nous saurons nous défendre s’il le faut.
— Nous verrons ! En attendant, où allez-vous me loger ? »
L’ingénieur réfléchit une seconde.
Évidemment cette question le prend un peu au dépourvu.
Il n’a pas songé à cela.
Enfermer le prisonnier dans quelque chambre de Rock-House n’est guère prudent.
Tout n’est-il pas machiné étrangement dans ce mystérieux logis ?
Qui peut dire que Guidford enfermé ne s’évadera pas par quelque issue secrète invisible aux regards et que lui seul connaîtra ?
Non, il faut trouver autre chose.
Mais quelle sera cette autre chose ?
Là est la difficulté.
Wood pense bien à la cabane isolée qui l’abrita, lui et de Nansac, la première nuit de leur arrivée dans l’île ; mais en songeant au puits, il se dit que cette demeure n’est guère plus sûre que la première.
C’est Fogg qui le tire d’embarras en lui parlant de la caverne ou ils se réfugièrent pendant l’orage et où il les entendit parler du fond de sa retraite.
Certes cette caverne communique avec la chambre donnant sur corniche qui domine le cratère, mais rien n’est plus facile que de faire retomber la pierre mobile qui en cache le age secret.
D’ailleurs, quand bien même le dément découvrirait ce age, il ne pourrait s’enfuir, Fogg sait trop bien par lui-même que la chose est matériellement impossible, à moins d’avoir des ailes.
La caverne est donc tout indiquée pour servir de prison au dément.
Au jour, il est convenu qu’on l’y conduira.
En attendant, il faut songer à quelque chose de non moins important et Fogg s’en explique tout de suite.
Il s’agit de rendre à Tommy Hab les derniers devoirs.
Chose étrange, et bien qu’il entende parfaitement ce qui se dit, Sam Guidford ne prononce pas un mot.
Wood et le major seraient cependant en droit de s’attendre à quelque offre de sa part ; mais le docteur ne bronche pas, et pas une seconde il ne manifeste l’intention de seconder les deux hommes dans le funèbre devoir qu’ils vont accomplir envers celui qui fut pourtant un ennemi pour eux.
En réalité, d’autres préoccupations hantent son esprit.
Tommy Hab mort ne lui est plus d’aucune utilité. C’est seul, entièrement seul désormais, qu’il lui faudra agir. C’est là une tâche formidable, et c’est à quoi il songe, et c’est le seul regret que lui inspire la disparition de son alter ego.
Fogg se charge donc d’accomplir seul cette lugubre besogne.
Il s’en acquitte d’ailleurs assez rapidement.
Il creuse la fosse au pied de Rock-House, du côté opposé à la mer ; puis il vient prendre le corps et le descend seul jusqu’à sa dernière demeure.
Cela fait, il revient trouver Wood.
De Nansac, dans cet intervalle, a repris connaissance.
Il a pu échanger quelques mots avec l’ingénieur, et maintenant il dort d’un sommeil paisible.
Pour avoir surmonté l’épouvantable supplice auquel il était voué, pour que sa raison n’ait pas sombré dans une crise de folie, il faut vraiment que cet homme soit irablement doué moralement et physiquement.
Maintenant il repose, et tout danger est certainement conjuré.
Sam Guidford dort, lui aussi.
Il s’est étendu sur deux fauteuils et paraît plongé dans un sommeil profond.
Sur le conseil de Wood, Édith et sa servante se sont décidées à quitter le salon et à gagner la chambre de de Nansac. Après les rudes émotions par lesquelles elles viennent de er, il est urgent qu’elles prennent quelques heures de repos.
L’ingénieur engage fortement Fogg à les imiter.
Il se charge, lui, de veiller seul sur son ami et sur le docteur.
Le lieutenant se range à cet avis, à la condition que Wood le réveillera dans deux heures afin de prendre lui-même quelques moments de sommeil.
Et c’est ainsi, et le plus paisiblement du monde, que se termine cette nuit si dramatiquement commencée.
Le lendemain, ainsi que cela a été décidé, le dément est conduit à le caverne, où il doit rester prisonnier trois jours.
Dans ces heures de trêve convenue entre le docteur et ses ennemis, le temps e rapidement pour ces derniers, trop rapidement même, car Wood ou Fogg, avant à se remplacer près du docteur, ne peuvent accomplir aussi promptement qu’ils le souhaiteraient certains travaux urgents.
De Nansac ne leur donne aucune inquiétude, mais le coup qu’il a é a été rude, et ce n’est que le second jour de sa délivrance qu’il peut se retrouver debout, tout à fait d’aplomb, capable de leur prêter la main.
Son premier soin est, tout naturellement, de s’enquérir de ce qu’ont décidé ses amis.
Il est bientôt mis au courant.
L’idée principale des deux hommes est de quitter l’île dès que Guidford sera rendu à la liberté.
Y demeurer en sa compagnie ne serait peut-être pas prudent, bien que certaines précautions aient été prises par eux pour le gêner terriblement dans ses projets de défense, d’attaque ou de destruction.
Heureusement, le radeau est maintenant entièrement terminé. Fogg, qui l’a ramené jusqu’à la clairière où il fut construit, l’a aménagé le mieux possible en y installant une sorte de petite cabine qu’il destine à Édith et à la négresse, et dans laquelle il a transporté des vivres et des tonnelets d’eau.
Certes, Wood et lui eussent préféré un autre moyen de quitter l’île du Solitaire, mais le temps leur manque, et ils n’ont pas le choix.
Un moment l’ingénieur a bien songé au mystérieux bâtiment à bord duquel il navigua en compagnie du dément ; mais lorsqu’il visita la cabane, le lendemain de la délivrance de Nansac, s’il lui fut possible d’ouvrir le panneau dissimulant l’entrée du puits, s’il put, muni d’une lampe électrique portative, descendre jusqu’au ras de l’eau, il lui fut impossible d’apercevoir la moindre trace du Young-Wolf.
En vain interrogea-t-il la surface liquide, chercha-t-il à sonder du regard les profondeurs glauques du flot, il ne vit rien.
Qu’était devenu le submersible ?
C’était là un problème que seul pouvait résoudre Sam Guidford, et pour cause.
Wood ignorait et devait toujours ignorer qu’en rentrant de chaque excursion au large, le Solitaire prenait soin, avant de refermer le panneau cachant le puits, de faire déclancher une sorte de système d’horlogerie qui, une fois mis en branle et relié à l’amarre retenant le sous-marin, entraînait celui-ci sous une sorte d’abri creusé dans le roc à cinquante mètres de là, système qui, en agissant en sens inverse, ramenait le bâtiment, lorsqu’il le jugeait bon, à la place voulue pour l’embarquement.
Bien que pressé de regagner Rock-House, le dément, en revenant avec l’ingénieur, n’avait pas manqué d’agir comme de coutume.
Or ce système se manœuvrait de la cabane grâce à un simple bouton ingénieusement caché dans la boiserie, et dont Wood était à cent lieues de soupçonner l’existence.
Il ne put donc que constater la disparition du submersible sans parvenir à se l’expliquer, et c’est pourquoi, secondé par le lieutenant, il reporta toute son attention et tous ses soins sur l’aménagement du radeau, la seule ressource se trouvant à leur disposition pour quitter l’île.
Grâce à la découverte faite par de Nansac, ils purent en outre se munir d’armes, de munitions et surtout d’outils.
Pourtant, en dépit de leur courage et de leur volonté, et bien que de Nansac et même les deux femmes se fussent dépensés sans compter, il ne leur fut pas possible d’être prêts lorsque sonna l’heure de rendre le fou à la liberté.
Ce n’était pas, en effet, une mince besogne que de terminer solidement le radeau, que d’établir un mât, une voile, un gouvernail. D’un autre côté, la distance était longue de Rock-House à la clairière, et le transport des vivres, de l’eau, des couvertures, des vêtements, des outils et des armes ne pouvait se faire qu’à dos d’homme. En retirant le temps indispensable au repos et aux repas, les trois jours avaient été bien courts pour mener à bien une pareille entreprise.
Wood avait bien pensé un moment à conduire le radeau devant Rock-House ; mais le temps, qui se maintenait lourd et menaçant, précurseur de quelque grain prochain, l’en avait empêché. Il craignait trop que les lames ne vinssent à drosser et à briser sur les roches du rivage leur seul moyen de fuite.
Néanmoins, fidèles à la parole donnée, ils n’hésitèrent pas à tenir leur serment.
Au fond de leur cœur et dans leur esprit cependant était le regret de n’avoir pas exigé quarante-huit heures de plus.
Et ce n’était pas sans une secrète inquiétude qu’ils songeaient à tout ce qui pouvait se produire de fâcheux ou de dangereux pour eux dans ce laps de temps, avec un ennemi tel que le Solitaire.
Cependant, pour grands que fussent leurs regrets, ils ne purent se résoudre à transgresser la parole donnée.
Lorsque l’heure sonna, Wood, laissant de Nansac et les deux femmes à la garde du radeau près duquel tous campaient depuis trois jours, se dirigea vers la caverne ou, sous la garde de Fogg, se trouvait le prisonnier.
Les deux hommes l’y attendaient.
Grave, l’ingénieur annonça au docteur que l’heure était venue pour lui d’être libre à nouveau.
Sans dire un mot, sans un merci, sifflant ses deux chiens qu’il avait tenu à conserver avec lui durant sa captivité, le Solitaire sortit de la caverne aussitôt et sans même attendre une seconde de plus.
Alors, comme il disparaissait à un tournant du chemin, l’ingénieur posa sa main sur l’épaule du major, et, sérieux :
« Nous venons peut-être de commettre une faute, Fogg, prononce-t-il. Cet homme rendu à la liberté, c’est un fauve dont nous venons sciemment d’ouvrir la cage, c’est une bête féroce que nous lançons sur l’humanité. »
Mais Fogg fait de la tête un signe négatif, et simplement, pendant que e sur ses lèvres un singulier sourire.
« Ce fauve-là, déclare-t-il, je crois, Wood, que nous pouvons le laisser courir, car il lui manque désormais une partie de ses griffes et presque toutes ses dents. »
Et comme l’ingénieur intrigué le regarde avec, dans les yeux, un étonnement profond, le lieutenant s’explique.
Si, comme ses deux amis, comme Édith, il a rigoureusement tenu à ce que le Solitaire fût remis en liberté à l’heure convenue, il n’a pas jugé utile pour cela de lui laisser tous les moyens d’agir et de poursuivre en paix ses monstrueux projets.
Libre, soit, libre d’aller, de venir, de vivre à sa guise, mais non pas libre de détruire et de faire le mal.
Durant leur course à la recherche de Nansac, à travers les couloirs secrets de Rock-House, Fogg, on s’en souvient, est resté toujours en arrière, fermant prudemment la marche. Il en a profité pour repérer soigneusement les emplacements où se trouvaient disposés les appareils destinés à faire mouvoir et s’ouvrir les ouvertures.
Au retour, marchant aux côtés du dément, il a pu s’assurer de leur fonctionnement, et dès le jour, lorsque le Solitaire eut été conduit à la caverne, profitant des heures durant lesquelles Wood était de garde, il est revenu, lui, à Rock-House, est descendu dans la salle des machines, et là, sans la moindre hésitation, s’est mis en devoir d’en arrêter la marche automatique et régulière.
Cela fait, il a coupé sans scrupule les courroies de transmission, enlevé les écrous, démonté ou brisé les bobines, supprimé et fait disparaître les coussinets, faussé les bielles, bloqué les volants et sectionné les fils de conductibilité.
Et il a tenu à agir seul, de façon à n’être pas arrêté par ses amis, qu’un tel saccage eût peut-être émus plus que de raison.
Cette besogne terminée, certain que, remis en liberté, le dément ne pourrait plus agir, de Rock-House tout au moins, il s’est acharné encore sur le poste de télégraphie et de télémécanique sans fil.
Là, non plus, Fogg n’a rien négligé pour réduire à néant les moyens de détruire établis par le dément.
Et voilà pourquoi Wood le trouve à présent calme et presque souriant.
En fait, si l’homme est libre, le fou ne pourra plus agir.
Il lui est en effet impossible, seul, sans aide, de remettre en état la millième partie de ce que le lieutenant a résolument détruit.
Ne disposant plus d’armes inconnues et par cela terriblement redoutables, Guidford devient de cette minute un ennemi ordinaire et qu’il suffit simplement de surveiller.
Pour plus de sûreté, aucune arme n’a été laissée à sa portée.
On a seulement disposé à son intention, dans la première salle du rez-de-chaussée de Rock-House, des vivres en quantité suffisante pour qu’il puisse se nourrir.
C’est seulement lorsque viendra pour ses ennemis le moment d’abandonner l’île, qu’une caisse contenant des munitions, des revolvers, des carabines et des outils de toutes sortes lui sera laissée en un endroit qui lui sera désigné.
Ces dernières mesures ont été prises à l’insu d’Édith, qui croit toujours que son père les suivra, et ne peut se faire à l’idée que le dément restera seul sur cette terre maudite.
Le Solitaire remis en liberté, l’ingénieur et le lieutenant sont redescendus vers la clairière, en prenant soin de er au pied de Rock-House dans l’espérance d’apercevoir encore le dément ; mais c’est vainement qu’ils ont attendu, ils ne l’ont pas revu.
Bien que jugeant pénible le sabotage formidable auquel s’est livré Fogg, Wood ne peut que l’approuver. C’était là, en effet, le seul moyen d’entraver l’action du Solitaire.
Mis au courant, de Nansac et Édith partagent eux aussi cette opinion, et si la jeune fille sent son cœur se serrer en songeant au désespoir qui va s’emparer certainement du fou lorsqu’il constatera la ruine et la destruction de ses merveilleuses inventions, elle cherche à réagir contre cette peine, pensant que le malheureux consentira peut-être alors à les suivre, en voyant qu’il lui faut renoncer forcément à ses projets ambitieux et sanguinaires.
Cependant, un peu plus tranquilles, les trois hommes ne songent plus qu’à hâter l’heure de leur départ.
Toute cette journée se e en travaux actifs et indispensables.
Lorsque la nuit tombe, il leur serait presque possible, si besoin était, d’embarquer et de se laisser dériver vers la mer.
De Nansac le propose bien, mais Wood ne peut s’y résoudre.
Le temps, en effet, n’a pas changé, loin de là. De gros et sombres nuages couvrent le ciel, le vent souffle avec plus de force du nord-ouest, et, de la clairière, il leur est facile d’entendre les lames déjà fortes se briser avec fracas sur les roches et sur les falaises.
Il est probable même que le temps deviendra plus mauvais dans le courant de la nuit.
Il serait donc peu sage de prendre la mer en ce moment et avec une embarcation aussi pauvrement agencée pour er une tempête.
Quelque désagréable que cela soit, il vaut mieux attendre, et de Nansac se voit bien obligé, à son grand regret, de donner raison à l’ingénieur.
Au fond, et en dépit de ce que le lieutenant a fait à Rock-House, le jeune homme est vaguement inquiet.
La disparition du dément, qu’aucun d’entre eux n’a revu depuis le matin, le tourmente.
Il s’étonne que cet homme ne soit pas venu les injurier et les maudire après avoir constaté les irréparables dégâts causés dans sa demeure. Cependant il n’en dit rien sur le moment et garde pour lui ses réflexions.
C’est seulement lorsque la nuit est complètement venue, et lorsque la jeune fille et la vieille négresse se sont retirées à bord du radeau, dans la cabine que leur a installée le lieutenant, que le Français, resté à terre avec ses deux compagnons, se décide à laisser percer son inquiétude.
À sa grande surprise, il trouve Wood et Fogg dans la même disposition d’esprit que lui.
Eux aussi, sans se l’avouer, partagent ses craintes.
L’absence et le silence du dément leur semblent singuliers.
Cet être impulsif, emporté et violent, ne se montrant pas, leur laisse croire qu’il prépare dans l’ombre quelque chose de formidable.
La prudence leur conseillerait de partir, de s’éloigner au plus vite de cette île redoutable où tout est menace et danger.
« Je le voudrais d’autant mieux, déclare Wood, que je compte, je vous l’avoue, sur le sommeil de Miss Édith pour prendre le large, car, elle éveillée, je ne sais vraiment comment nous ferions pour partir. Elle ne pense qu’à ce malheureux, qu’elle croit pouvoir à la dernière minute entraîner avec nous. C’est donc à son insu et contre sa propre volonté que nous devons fuir. Une fois au large, nous la consolerons, nous la raisonnerons. Malheureusement le temps devient terriblement mauvais, et, contre notre désir, il nous faut attendre, attendre encore, et je ne sais combien de temps.
— Ne pensez-vous pas, Harris, remarque de Nansac, que nous ferions bien de risquer cette nuit une sorte de reconnaissance du côté de Rock-House ? En vérité, je vous le dis, je trouve plus que jamais étrange ce qui se e. Pour moi, l’homme est peut-être mort, frappé d’une congestion. Songez que l’émotion qu’il a dû ressentir fut certainement formidable. C’était un sanguin, un apoplectique ; un coup de sang a dû l’abattre. Ne croyez-vous pas qu’il serait urgent de nous en assurer ? Si l’homme est mort, quelle tranquillité pour nous ! Point n’est plus besoin alors de songer à un départ immédiat. Nous pouvons prendre notre temps, construire une embarcation meilleure et plus stable que notre pauvre radeau. Voyons, que décidons-nous ? »
Assis dans l’ombre au bord du cours d’eau, la carabine entre les genoux, les revolvers à la ceinture, les trois amis discutent à mi-voix le pour et le contre de cette excursion dans la nuit.
À la réflexion, le pour l’emporte.
Comme ils ne peuvent s’éloigner tous les trois, Wood décide qu’il va rester pour surveiller les femmes et le radeau. Fogg et de Nansac vont tenter la reconnaissance.
En cas d’alerte, des coups de feu préviendront les deux jeunes gens ou l’ingénieur qu’un danger est à craindre d’un côté ou d’un autre.
Cela convenu, et sans plus attendre, les deux hommes s’éloignent en silence.
Pour gagner Rock House, ils décident d’atteindre le rivage et de s’arrêter d’abord à la cabane isolée.
Il se peut en effet que le Solitaire s’y soit réfugié.
Lorsque, par un sentier qui longe la falaise, les deux hommes débouchent sur la grève, ils peuvent constater que Wood a eu pleinement raison en retardant leur fuite.
La mer est maintenant démontée.
D’énormes lames se ruent à l’assaut des sombres falaises. Autour des roches c’est un formidable bouillonnement d’écume, un grondement continu semblable à des décharges d’artillerie.
C’est en se tenant debout avec peine et en luttant contre les rafales de vent et d’embruns qui, du large, arrivent jusqu’à eux et leur fouettent le visage, qu’ils parviennent enfin au premier terme de leur expédition.
Prudemment, les deux amis font le tour de la cabane et écoutent avec attention si aucun bruit n’arrive jusqu’à eux.
N’entendant rien, ils se décident à y pénétrer.
La cahute est vide. Le dément n’est pas là.
Sans plus attendre, et après un examen sommaire des lieux, les compagnons de Wood se décident alors à se rendre directement à Rock-House, dont un quart d’heure de chemin tout au plus les sépare.
Au dehors, l’ouragan est dans toute sa force.
Ils se remettent en marche.
La nuit est profonde, il est presque impossible de distinguer quoi que ce soit à quatre pas.
De Nansac et Fogg sont obligés de se tenir par la main.
À certains moments, la violence du vent est telle qu’il leur faut s’arrêter pour respirer et reprendre un peu de souffle.
Néanmoins ils continuent à avancer, lorsque de Nansac, qui marche un peu en avant, bute contre quelque chose qu’il n’a pas pu voir dans le noir, et manque de tomber.
Heureusement Fogg le retient.
Intrigués, les deux hommes se baissent et cherchent en tâtonnant à reconnaître l’obstacle.
Après quelques minutes, ils le découvrent.
« Une corde, constate le Français. C’est dans une corde que mon pied vient de se prendre.
— Une corde ? répète Fogg. ».
— Oui, une corde tendue à quelques centimètres du sol. Ce n’est évidemment pas pour nous qu’elle se trouve là. »
Mais le major, qui, lui aussi, a saisi entre ses doigts le corps du délit, n’est pas de l’avis de son compagnon, tout au moins en ce qui concerne la nature de l’objet.
« Ce n’est pas une corde, cela, dit-il, on dirait plutôt… Ah ! quel dommage que nous n’ayons pas avec nous une lampe de poche !… Oui, on dirait plutôt un câble électrique.
— Vous croyez ?
— J’en jurerais, et un câble recouvert d’un enduit isolant. »
Ce disant, il laisse retomber le câble sur le sol, et, songeur :
« Nous voulions des nouvelles de notre Solitaire, prononce-t-il : en voilà, et de toutes fraîches. Ce câble n’était pas là ces jours-ci, j’en suis sûr.
— J’en suis sûr moi aussi, affirme de Nansac.
— Donc, poursuit l’Anglais, on l’a établi depuis peu, depuis… aujourd’hui. À quoi sert-il ? quelle est sa destination ? Je l’ignore, mais ceci nous prouve que Sam Guidford doit avoir à sa disposition d’autres ressources que celles que renfermait Rock-House. En tous les cas, ce câble nouvellement installé par lui nous assure qu’il n’est pas mort et que la destruction de ses appareils et de ses machines l’a moins touché que vous ne le pensiez… Et maintenant, que faisons-nous ?… Continuons-nous sur Rock-House, ou revenons-nous sur nos pas pour avertir Wood de notre découverte ? »
De Nansac réfléchit quelques secondes, puis :
« Si vous m’en croyez, ami, dit-il, nous poursuivrons notre reconnaissance !
Mais si vous y consentez, c’est ce fil que nous allons suivre ; je serais curieux de savoir où il nous conduira.
— Excellente idée. C’est égal, ami, voilà une découverte qui ne nous rassure pas pour l’avenir. Il est vrai que ce diable d’homme avait dû tout prévoir. »
Et sur cette réflexion peu consolante, les deux amis se disposent à reprendre leur marche interrompue.
Couché sur le sol, de Nansac cherche à tâtons à retrouver le fil dans lequel il a buté.
Il n’y est pas encore parvenu lorsque, derrière eux, inattendue, brusque, une lueur immense illumine le ciel. En même temps une formidable détonation ébranle l’air, un nuage de poussière et de fumée s’abat sur eux, les suffoque.
Un moment ils chancellent, étourdis, stupéfaits, ne comprenant pas ce qui vient de se er, et dans l’impossibilité absolue de prononcer une parole, tant est grande leur surprise.
Que s’est-il produit ? D’où vient cette lueur, cette explosion ?
Ils n’ont pas le temps de se le demander, que, plus aveuglante encore, une nouvelle lueur troue l’ombre épaisse de la nuit, mais, cette fois, c’est face à eux que la chose se produit.
Ils voient, ils devinent, ils comprennent alors, et une émotion terrible les étreint et les cloue sur place.
Dans la clarté aveuglante qui vient de se produire, la masse sombre de Rock-House vient de leur apparaître, mais la masse disloquée, crevassée, croulante sous la poussée de l’explosion qui vient de la faire sauter.
À présent, ils n’ont plus besoin de suivre le fil pour savoir où il aboutissait, ils n’ont plus besoin de se précipiter plus avant pour vérifier si le Solitaire, le véritable maître de l’île, est mort ou vivant.
Coup sur coup, comme pour leur répondre, comme pour les renseigner, Sam Guidford vient de faire sauter la cabane isolée et la formidable demeure de Rock-House.
Ils n’ont plus maintenant qu’à regagner au plus vite la clairière, afin d’avertir Wood de ce qui vient de se produire.
Mais pour cela il leur faut reer devant l’emplacement sur lequel s’érigeait la cabane.
De l’humble demeure il ne reste absolument aucune trace. La carcasse entière du logis est disparue, broyée, pulvérisée, emportée par la violence de l’explosion, qui eût fait sauter une habitation dix fois plus considérable.
C’est miracle même que les deux hommes n’aient pas été atteints par les matériaux projetés en mitraille dans un rayon assez considérable.
Mais les compagnons de Wood ne s’attardent pas plus longtemps à ce spectacle. Rapidement ils remontent le sentier qui dévale le long de la falaise et, pénétrant bientôt sous le couvert du bois, ont tôt fait de regagner la clairière.
Ils trouvent l’ingénieur debout et terriblement inquiet.
En quelques mots ils le mettent au courant, ainsi que les deux femmes, que les explosions ont naturellement réveillées.
Ce que lui apprennent ses amis n’est pas pour tranquilliser l’ingénieur, qui se souvient très bien de la déclaration que lui fit le dément à bord du submersible :
« S’il me plaisait et s’il le fallait, a-t-il dit, je pourrais faite sauter mon île toute entière.
Et Wood songe que le dément est peut-être occupé déjà à mettre sa menace à exécution.
En fait, ses appareils détruits en grande partie, Guidford, devant l’impossibilité où il doit se trouver d’agir seul pour remettre toutes choses au point, a peut-être résolu d’en finir avec tout et avec tous et de se faire sauter avec cette terre qui est la sienne et sur laquelle il espérait vivre pour dominer l’univers et commander au monde.
Comme pour donner raison à ces réflexions, une nouvelle explosion, plus sourde et plus éloignée que les deux premières, celle-là, arrive jusqu’à eux.
Et, durant le reste de la nuit, presque d’heure en heure, d’autres se font entendre également.
À n’en pas douter, le Solitaire procède méthodiquement à la destruction de son île.
À l’aube seulement tout rentre dans le silence.
On peut dire, sans exagération, que les ennemis du dément ont vécu ces dernières heures sur un véritable volcan et dans l’attente d’une fin prochaine.
Par prudence, ils se sont réfugiés à bord du radeau, qu’ils ont fait dériver et qu’ils ont amarré ensuite au milieu de la rivière.
Le jour, en se levant, leur apporte, avec l’arrêt brusque des explosions, un calme relatif.
Ce calme se poursuit jusque vers le milieu de la journée, pour se changer ensuite en inquiétude nouvelle.
L’arrêt brusque des explosions, la tranquillité apparente qui règne autour d’eux, les troublent maintenant autant et peut-être même plus que lorsqu’ils s’attendaient d’un moment à l’autre à quelque catastrophe soudaine.
Que se e-t-il ?
Que prépare le dément ?
Car ils ne peuvent se faire aucune illusion, ce calme ne présage rien de bon pour eux.
Sam Guidford a commencé à détruire autour de lui et ne peut s’arrêter en aussi bonne voie.
Si donc il ne signale pas sa présence, c’est que, terré dans quelque coin inconnu, il met au point quelque diabolique invention partie de son cerveau en démence.
Le mieux serait donc de quitter l’île au plus vite et de gagner le large sans regarder derrière soi.
Malheureusement, c’est là une chose impossible.
La tempête règne, sur l’Océan, en maîtresse souveraine.
Il leur faut donc attendre, attendre encore, quelque violent que puisse être leur désir de fuir.
Et le reste de la journée s’écoule dans l’attente de quelque dénouement effroyable.
Et le jour tombe, et la nuit les couvre à nouveau de son ombre, sans qu’un événement quelconque soit venu justifier leurs craintes.
Que peut faire Guidford pendant ce temps ?
Certes, ils payeraient bien cher pour le savoir.
Et les heures ent, lentes, interminables.
En dépit de la crainte qui les étreint, les deux femmes, cédant à la fatigue physique, se sont lourdement endormies.
Plus forts, les trois hommes résistent plus longtemps au sommeil.
Cependant peu à peu ils sentent, eux aussi, que leurs paupières s’alourdissent.
Cantonnés sur ce radeau étroit, il ne leur est guère facile de remuer, d’aller et de venir ; aussi est-ce pour ainsi dire inconsciemment qu’ils ferment les yeux et s’endorment accotés à la cabine, et la carabine en travers des genoux ou à portée de la main.
Lorsqu’ils se réveillent, presque ensemble, le jour commence à poindre dans l’est.
Comme rien de fâcheux ne leur est advenu durant les quelques heures de repos qu’ils viennent de prendre, ils se félicitent de s’être laissés aller au sommeil.
De fait, les voilà maintenant frais et dispos.
Un léger déjeuner pris en hâte les remet tout à fait d’aplomb.
Les deux femmes, de Nansac s’en assure, dorment toujours.
Les trois hommes se gardent de les réveiller et en profitent pour tenir un conseil rapide.
Il leur faut, en effet, prendre sans tarder une résolution.
Certes, le dément ne donne plus signe de vie, mais on ne peut se fonder sur cette trêve grosse de menaces.
Pour avoir été retardées, les hostilités n’en seront peut-être que plus fortes et plus terribles lorsqu’elles reprendront.
Le vent souffle toujours, mais la tempête, c’est incontestable, a perdu sensiblement de sa violence durant la seconde partie de la nuit. Peut-être pourrait-on se laisser dériver et gagner la pleine mer.
Il serait enfantin d’attendre ce que le Solitaire leur ménage comme surprise désagréable et tragique.
« Il serait même utile, déclare Wood, de profiter du sommeil de Miss Édith pour appareiller. »
Sans hésiter, de Nansac et Fogg se rangent à son avis.
Aussi, après un dernier et consciencieux examen du radeau, l’ingénieur donne-t-il le signal du départ.
Il s’est installé au gouvernail.
Armés de longues perches, de Nansac et le lieutenant lancent l’appareil flottant au milieu du courant.
Quelques minutes plus tard, pendant qu’un soleil pâle tente de se montrer à travers l’épaisseur des nuages, ils dérivent vers la mer.
Et tout paraît marcher à souhait, lorsque Édith se montre à la porte de la cabine.
Ce réveil vient trop tôt, et les trois hommes s’en rendent compte.
En fait, il eût été préférable que la jeune fille ne se réveillât qu’au large, car elle comprend tout de suite ce qui se e et s’élance aussitôt vers de Nansac, aux genoux de qui elle se laisse glisser.
Ce que Wood craignait se produit.
La fille du dément ne veut pas abandonner l’île sans que Sam Guidford, son père, les accompagne.
C’est en vain que ses amis cherchent à la raisonner, à la consoler, elle ne veut rien entendre. Elle supplie, elle pleure, elle implore.
Et devant son désespoir, en présence de ses larmes, les trois hommes se sentent horriblement troublés et indécis.
De Nansac le premier fléchit et se t à elle pour engager ses amis à retarder leur départ, tout au moins jusqu’à la prochaine manifestation hostile ou dangereuse provenant du fou. Si rien ne se produit, à quoi bon fuir, à quoi bon se risquer sur cet Océan dont les vagues sont encore fortes et menaçantes ?
Ce dernier argument n’est certes pas sans valeur ; mais Wood le trouve, lui, de peu de poids en regard des événements inconnus, mais menaçants, suspendus sur leurs têtes.
À son idée, le danger est plus proche qu’on ne le pense, et la prochaine manifestation du dément sera peut-être aussi la dernière, pour la raison qu’elle les atteindra et les anéantira tous.
D’ailleurs, pour emmener le Solitaire, comme le désire Édith, il faudrait pouvoir le dre, il faudrait le chercher, essayer d’arriver jusqu’à lui. Mais où et comment le trouver en cette île dont ils connaissent mal les recoins ? Car, pour l’ingénieur, il ne fait aucun doute que Sam Guidford se cache et prépare ou attend la minute suprême où il pourra terriblement se venger.
Mais Édith ne se laisse pas convaincre.
Elle veut sauver son père, l’emmener ; elle croit qu’elle le guérira.
Et comme Wood cherche à lui assurer que c’est là une utopie de sa part elle trouve, pour l’ébranler, cet argument suprême : c’est que le docteur est peut-être blessé ou mort à l’heure actuelle. En manipulant ses explosifs, en les portant, en les préparant ou en les faisant exploser, il a pu lui arriver un accident. Si, depuis près de vingt heures, il n’a pas fait parler de lui, ne s’est livré à aucune tentative nouvelle, c’est qu’il souffre, c’est qu’il se meurt peut-être seul en quelque partie de son île. S’il ne doit pas partir avec eux, elle veut tout au moins savoir s’il vit encore ou s’il n’est plus.
Ces suppositions, dictées par l’amour filial le plus pur, ne laissent pas les trois hommes indifférents, et Wood lui-même doit avouer qu’elles sont justifiées jusqu’à un certain point.
Édith, il est vrai, peut se tromper, mais il se peut aussi qu’elle soit dans le vrai.
La difficulté va être de s’en assurer.
De quel côté, en effet, va-t-il falloir diriger les recherches ? Tous l’ignorent.
Malgré cela, l’ingénieur fait aborder le radeau près de la rive. Cela fait, il met rapidement ses compagnons et la jeune fille au courant de ce qu’il vient de décider pendant que s’effectuait l’abordage.
Fogg et de Nansac vont rester près des deux femmes.
Et comme les deux hommes protestent et insistent pour que l’un des deux tout au moins l’accompagne :
« Non, dit-il. En cas d’événement imprévu et s’il était urgent que vous prissiez le large sans attendre mon retour, deux hommes sont indispensables pour la manœuvre du radeau. J’irai donc seul à la recherche du docteur. Dans le cas où le temps se mettrait définitivement au beau, je vous conseille même de gagner l’embouchure du cours d’eau ; de cette façon, et en cas d’alerte, vous seriez vite au large. En dépit de la difficulté des recherches que je vais entreprendre, je compte cependant ne pas être longtemps absent.
Et, sans attendre davantage, sans écouter les remerciements chaleureux d’Édith et les conseils de prudence que lui donnent ses amis, il s’éloigne et disparaît bientôt sous le couvert du bois.
Au fond, il entreprend cette reconnaissance sans grand enthousiasme, plutôt pour satisfaire la jeune fille et bien lui prouver que tout aura été tenté dans le but de la contenter. À la vérité, il aimerait mieux être, avec ses compagnons, à vingt ou trente lieues de cette île maudite.
Cependant, puisqu’il s’est résolu à céder aux caprices d’Édith, il tient à ne pas agir à la légère et à mener ses recherches avec le plus de conscience possible.
Pour retrouver Guidford, pour arriver jusqu’à l’endroit où il se terre, il n’a à sa disposition qu’un seul et unique moyen.
Ce moyen, c’est de retrouver le fil établi par le fou dans le but de faire sauter la cabane et l’irable mais terrible logis de Rock-House.
Ce fil doit aboutir bien certainement à la nouvelle retraite du docteur. C’est par lui qu’il espère trouver son chemin et gagner de la sorte pas mal de temps.
Quant à savoir ce qu’il dira au dément, de quelle manière il s’y prendra pour le décider à abandonner l’île, c’est là une chose de laquelle il ne se préoccupe pas encore.
Qu’il retrouve le Solitaire, il verra après.
Précipitant sa marche, Wood n’est pas long à parvenir devant la falaise à laquelle s’adossait le modeste logis qui abrita sa première nuit dans l’île.
Comme le firent ses deux amis, mais avec plus de facilité encore, car il fait grand jour, il constate qu’il ne reste aucune trace de l’humble habitation.
Il n’a plus devant les yeux qu’une excavation assez profonde. C’est là tout ce qui reste du puits mystérieux au fond duquel est toujours caché le submersible du docteur. Encore remarque-t-il que ce puits est à présent en partie obstrué par des blocs de rochers qui en rendent l’accès impossible.
D’après les indications que lui fournirent Fogg et de Nansac, il n’a pas de peine à retrouver, au milieu des débris de toutes sortes, le fil qui fit tomber son ami.
Ainsi que le pensa le major, c’est bien un fil électrique.
Il n’y a donc plus qu’à le suivre pour retrouver l’endroit où est certainement installée la source d’énergie qui le fit agir.
Mais il lui faut avancer pour cela avec la plus grande prudence et se tenir continuellement sur ses gardes dans la crainte de quelque surprise de la part du Solitaire, qui peut fort bien se présenter à lui à la seconde où il s’y attendra le moins.
Pour se faire et sans perdre de vue le fil conducteur, il se met à avancer lentement en se dissimulant du mieux qu’il le peut derrière toutes les roches qui couvrent le rivage.
Au contraire de ce qu’il supposait, le fil ne le mène pas dans la direction de Rock-House, mais remonte durant cinquante mètres environ vers la forêt dont il suit ensuite la lisière.
Se glissant d’arbre en arbre, l’oreille au guet, surveillant du regard les environs, Wood avance sans hâte.
Il avait craint un moment que le dément n’eût relevé le fil, son œuvre de destruction accomplie.
De constater qu’il n’en est rien, lui a rendu toute sa confiance dans la réussite de la première partie de sa mission, qui est de retrouver tout d’abord le lieu où se cache le dément.
Longeant toujours la forêt sans y pénétrer, l’ingénieur, après vingt minutes de course environ, parvient bientôt au pied d’une haute colline rocailleuse et dénudée.
Il ne se souvient pas d’être jamais venu jusque-là, ou, s’il y vint, ce ne fut qu’en compagnie de de Nansac, et le caractère triste et véritablement désolé du lieu ne dut pas les encourager à pousser plus avant leur promenade.
Le fil est toujours là et semble monter vers le sommet même de la colline, dont Wood estime l’altitude à trois cents ou trois cent cinquante pieds tout au plus.
Avant de poursuivre sa marche en avant, il s’arrête pour réfléchir.
S’il veut atteindre le haut de l’élévation, il lui faut en effet avancer désormais complètement à découvert.
Aussi loin que se porte son regard, aucun abri ne s’offre à lui.
Si donc le Solitaire est établi là-haut, si quelque cahute adroitement disposée le met à l’abri des regards, Wood ne va pas manquer d’être aperçu lorsqu’il gravira l’étroit sentier qui file devant lui.
Quelle cible irable pour un tireur de l’adresse du dément !
Cependant l’ingénieur n’hésite pas : après avoir rapidement vérifié ses armes, il s’élance en avant.
Mais cette fois, au contraire de ce qu’il fit jusqu’alors, c’est en courant qu’il gravit l’étroit chemin le long duquel continue à serpenter le fil.
Bientôt il est à la moitié du parcours.
Les pierres roulent sous ses pas. Il va toujours.
S’il y a quelqu’un au sommet de la colline, nul doute que le bruit qu’il fait ne signale sa venue.
Pourtant rien ne se montre.
Autour de lui c’est le silence, un silence étrange et quelque peu inquiétant.
Est-ce donc à bout portant et pour être bien sûr de ne pas manquer son coup, que le Solitaire se promet de l’abattre ?
Cette pensée, qui traverse le cerveau du jeune homme, ne lui fait pas pour cela interrompre sa course. La seule chose qu’il se permette, c’est de ne pas courir en ligne droite, mais de se livrer à des crochets brusques, à des sauts formidables qui, certainement, ne peuvent manquer de gêner celui qui l’attend sans doute et le vise de quelque coin secret.
Et, brusquement, dans un dernier élan, Wood atteint le terme de son ascension.
Il n’a pas mis cinq minutes pour effectuer ce parcours désagréable et périlleux.
L’endroit où il vient de faire halte, autant pour respirer que pour s’orienter, forme la crête de la colline, et l’ingénieur, d’un coup d’œil rapide, a tôt fait de s’assurer qu’aucune habitation ne s’y élève.
Bien mieux, il remarque que le fil ne s’arrête pas là, mais s’engage dans un nouveau sentier qui, lui, redescend en pente vertigineuse l’autre versant et disparaît à angle brusque derrière un formidable amoncellement de pierres et de rocs.
Malgré lui, Wood ne peut se défendre d’un mouvement de contrariété.
Ah çà, où diable ce fil maudit va-t-il le conduire ?
Comme il pense de la sorte, un hurlement long, prolongé, angoissant, s’élève dans le silence énorme qui pèse sur cette solitude.
Cela est inattendu, formidable et sinistre.
En dépit de son courage, Wood, en l’entendant, sent son cœur se serrer, et une petite sueur froide lui perle le long des tempes.
Lentement il promène son regard autour de lui.
Mais il ne voit rien.
À nouveau le silence s’est fait.
Cela dure peu.
Un nouveau hurlement éclate bientôt, plus violent, plus prolongé que le premier.
Wood se rend tout de suite compte que cela vient de sa droite, c’est-à-dire dans la direction même que suit le fil.
Et soudain, comme la clameur lugubre et terrible se fait entendre pour la troisième fois, une pensée lui traverse le cerveau.
Il vient de se souvenir que le dément a conservé près de lui les deux formidables molosses qu’il leur présenta, lors de leur première rencontre, sous les noms bien typiques de Master Water-Spount et de Hurricane ; or c’est sûrement l’un de ces chiens qui hurle de la sorte.
Pourquoi ?
Wood ne se le demande même pas.
Dans son esprit, un seul fait domine les autres.
Si les chiens sont là, c’est que le fou doit s’y trouver aussi.
En deux bonds, au risque de dégringoler dans quelque ravin, il dévale la pente extrêmement rapide suivie par le fil.
Parvenu aux blocs de roche, il les contourne, et soudain s’arrête stupéfait.
Là, la sente se termine brusquement au bord d’un large et vaste plateau rocheux au milieu duquel, isolée, se dresse une construction bizarre.
C’est une sorte de blockhaus, tour carrée de vingt mètres de haut, qu’entoure un mur assez élevé.
Cette tour, ce fortin, n’a pas de fenêtre. Seules quelques meurtrières trouent la façade de distance en distance.
Le mur qui l’environne, formant une ceinture assez élevée, est plein. Wood n’aperçoit pas de porte, tout au moins dans la partie qui lui fait face. Peut-être n’en est-il pas de même dans la partie opposée.
C’est de là, bien évidemment, que sont partis les lugubres hurlements. C’est là, à n’en pas douter, qu’il va trouver enfin celui qu’il cherche.
De ce moment il a donc tout à craindre du dément, et le danger recommence.
Néanmoins, il ne songe pas à reculer.
Quant à prendre des précautions, la chose ne lui est guère possible. Plus encore en cet endroit que lorsqu’il gravissait la colline, il va se trouver entièrement à découvert.
Pour atteindre le pied du mur qui forme enceinte autour du blockhaus, il a quinze mètres à franchir en terrain plat et nu.
Un moment il songe à se servir de ses armes pour signaler sa présence et forcer le dément à se montrer.
Peut-être pourra-t-il alors parlementer à distance.
Mais il se rend vite compte de l’inanité de cette réflexion.
Le solitaire ne se montrera certainement pas. D’ailleurs, il se peut fort bien que le docteur n’ait aucun soupçon de sa présence si près de sa retraite.
Si cela est, rien ne dit qu’il ne pourra pas le surprendre et arriver jusqu’à lui à l’improviste.
Certes, les chiens sont là, il en a la preuve ; mais les chiens, il peut les abattre et se ruer ensuite sans tarder à l’intérieur du fortin.
C’est un plan audacieux sans doute, et pour le mener à bien il lui faut compter avec la chance et le hasard ; mais, en y réfléchissant, il comprend qu’il n’en a pas d’autre à sa disposition.
Les hurlements lugubres ont cessé depuis quelques instants.
Résolument Wood quitte l’abri que lui offre momentanément l’amoncellement des roches et se précipite en courant vers le mur.
Bientôt il le touche.
Alors, rapidement, il se met en devoir d’en faire le tour, dans l’intention de découvrir un age qui lui permettra de le franchir.
Mais ces recherches sont vaines.
Il trouve bien une poterne, mais cette poterne ressemble à toutes celles de Rock House. Pour l’ouvrir il y a un secret, et l’ingénieur a beau examiner le mur avec le plus grand soin, il lui est impossible de le découvrir.
Heureusement la porte a des saillies en fer très prononcées, et le mur n’a guère plus de quatre mètres de hauteur.
Pour un homme rompu à tous les exercices corporels, à tous les sports, cela va être un jeu pour Wood que d’arriver au faîte.
Sans plus tarder, mettant sa carabine à la bretelle, il se hisse à la force des poignets.
Encore un effort, et le voilà couché sur la crête de la muraille.
Mais à peine s’y trouve-t-il étendu que, terrible et tout proche, le hurlement retentit à nouveau.
Instinctivement Wood baisse les yeux et regarde.
Au-dessous de lui, faisant des bonds effrayants, les yeux sanglants, la gueule bavante, horrible, l’un des deux chiens garde la sorte de cour qui s’étend entre le mur et le blockhaus.
La bête porte au cou une plaie béante d’où s’échappe le sang. Son poil est souillé par places d’une boue rougeâtre. La vue de l’homme juché sur le haut du mur semble le rendre furieux.
Il aboie, ou, pour mieux dire, il continue son hurlement affreux, assez semblable à celui que pousserait une bête qu’on tue.
D’où lui vient la blessure qu’il porte à la gorge !
L’ingénieur ne prend même pas le temps d’y songer.
En face de lui, là-bas, dans le blockhaus, il vient de voir une porte, une entrée, la seule existant sans doute, et c’est par là qu’il peut arriver jusqu’au père d’Édith ; c’est donc là qu’il lui faut aller sans tarder.
Attendre davantage ne lui est pas permis.
S’il veut surprendre l’homme, il lui faut agir vite et sans tergiverser.
Le chien est seul dans la cour.
Certes, Wood s’attend à trouver l’autre à l’intérieur du blockhaus ; mais il ne s’en occupera que lorsqu’il sera en sa présence.
Son bras tendu, armé d’un revolver, il vise la bête qui continue ses bonds désordonnés, fous, accompagnés de hurlements incessants.
Son doigt, résolument, presse la détente, la détonation éclate.
Décidément la chance est pour lui.
Le coup a porté mieux encore qu’il ne l’espérait. La balle a pénétré dans l’œil et atteint le cerveau.
Foudroyé, le molosse fait un dernier saut, puis retombe comme une masse, le corps secoué d’un tremblement convulsif.
Ce péril évité, l’ingénieur s’occupe alors de descendre dans la cour.
Cela aussi est un jeu pour lui.
Le chien remue encore faiblement, dans les derniers spasmes de l’agonie, qu’il est déjà près de la porte du blockhaus.
Cette porte, contre son attente, n’est pas faite comme toutes celles qu’il a vues jusqu’alors.
C’est une simple porte en chêne, munie d’une poignée ordinaire.
Cela surprend l’ingénieur.
Cependant il n’hésite pas à essayer de l’ouvrir.
À son grand étonnement, le loquet joue, le battant cède sous la pression et s’entre-bâille.
Il faudrait peu de chose pour l’ouvrir en grand.
Une poussée vigoureuse suffirait, car ce qui l’arrête, c’est la présence d’un corps lourd qui le bloque intérieurement.
Un meuble sans doute placé en travers.
D’un vigoureux coup d’épaule, Wood repousse le tout.
À présent le voilà dans une sorte de large vestibule un peu sombre et désert.
Son premier soin est de s’assurer de ce qui lui faisait obstacle et condamnait la porte. Il a tôt fait de le trouver.
Sur le sol, fait de larges dalles, gît une masse sombre et rigide.
Cette masse, c’est le corps du second chien étendu là, mort et déjà froid.
Le crâne ouvert par un instrument tranchant met à nu la cervelle.
La bête porte en outre sous la gorge une blessure profonde.
Le sol est couvert de sang dans lequel Wood marche et glisse à chaque pas.
La mort de ce molosse rappelle à l’ingénieur que l’autre chien était blessé lui aussi.
Il est certain que seul le docteur a pu les mettre en cet état.
À n’en pas douter, quelque chose que Wood ne peut soupçonner a dû se er dans le blockhaus. Un drame a dû se dérouler là entre les chiens et l’homme.
Mais c’est en vain que l’ami de de Nansac cherche à se l’expliquer.
Face à la porte par laquelle il vient d’entrer, s’amorcent les premières marches d’un escalier.
C’est vers cet endroit que se dirige l’ingénieur.
L’escalier gravi rapidement, il se trouve sur un étroit palier.
Là encore, il y a une porte close.
Sans hésitation Wood l’ouvre et la pousse.
Il pénètre ainsi dans une chambre basse qu’éclairent simplement deux meurtrières percées à même la muraille, et Wood peut constater que l’agencement général de cette pièce ressemble assez exactement à celui du laboratoire du dément à Rock-House, à cette différence près qu’un lit de fer occupe ici l’un des angles de la chambre.
Sur cette couche est étendue une forme humaine que recouvre une couverture de laine.
Par l’une des meurtrières, le jour tombe sur le visage de l’homme, qui ne fait pas un mouvement. Wood l’a aussitôt reconnu.
L’individu qui est étendu là, immobile sous ses yeux, n’est autre que le Solitaire.
La première minute de surprise ée, l’ingénieur est près de lui, et sa main cherche aussitôt celle du malheureux.
Cette main est froide, mais le cœur bat encore.
Sam Guidford vit, mais il est visible que sa fin est proche, car le pouls est d’une extrême faiblesse, et les pulsations cardiaques sont lentes et à peine sensibles.
Comme l’ingénieur, troublé, laisse retomber le bras sur la couverture, les yeux du fou s’ouvrent lentement et se fixent sur le visage du jeune homme.
Mais ce regard n’a plus la même expression qu’autrefois. L’intelligence, la dureté, l’ironie, ne s’y lisent plus. L’œil est atone, presque vitreux déjà.
Pourtant le Solitaire se rend compte certainement que quelqu’un est là, debout, près de lui. Il le voit, certes, mais peut-être ne le reconnaît-il pas.
Dans un effort, il tente de se soulever, mais il n’y parvient pas.
Ému, Wood s’empresse et l’aide.
Alors le dément a comme un tremblement de tout son être, ses lèvres s’ouvrent.
Il est visible qu’il veut parler.
Peut-être va-t-il dire, expliquer ce qui lui est advenu ; peut-être Wood va-t-il apprendre quelle cause mystérieuse abattit ce géant.
Mais, en dépit de ses efforts, les mots ne sortent pas ; ce ne sont que des sons inarticulés qu’émet le malheureux.
Devant cette impuissance, une crispation douloureuse tire son visage, fait grimacer ses traits, et, étrangement troublé, l’ingénieur voit une lourde larme couler le long des joues brunies et crevassées du vieillard.
Au moment de mourir, à la minute suprême, le dément va-t-il donc retrouver la raison ?
Est-ce sur son impuissance à solliciter un pardon, ou sur sa vie perdue inutilement, que pleure l’infortuné ?
Wood le pense et, courbé sur cet être qu’il serre dans ses bras, cherche à deviner les mots qui ne veulent pas sortir.
Cela dure quelques minutes, durant lesquelles règne dans la chambre un silence pénible.
Et soudain, le Solitaire a un sursaut brusque, qui le secoue tout entier. Dressé sur son séant, soutenu par l’ingénieur qu’il ne regarde même plus, et pendant qu’un afflux de sang colore tout à coup son visage :
« Holà ! Tommy ! gronde-t-il… Tu es revenu ?… Bien, garçon, bien… Il était temps, ami… il était temps… J’ai tant de choses à te dire… tant de choses… vois-tu… avant l’heure suprême… »
Immobile, cloué sur place par la surprise, mais se gardant de souffler mot dans la crainte de détromper le dément, Wood, dominant son émotion, attend et écoute.
Le regard fixe, semblant s’adresser à quelque personnage invisible, le docteur parle maintenant, et sa voix résonne dans la pièce, tour à tour forte, rude ou à peine distincte, lourde et empâtée.
Dans son cerveau existe, c’est de toute évidence, une lacune dont l’ingénieur va profiter.
Le fou, c’est bien certain, ne se souvient plus, à l’heure présente, de la mort de son second. Il le croit revenu près de lui pour exécuter ses dernières volontés.
Ses yeux, qui ne voient déjà plus, n’ont pas reconnu l’homme qui est là. Il le prend pour Tommy, et c’est à Tommy qu’il parle.
Et Wood se garde de le détromper ; s’il le fallait, s’il le pouvait, il l’encouragerait, au contraire.
D’ailleurs le dément ne paraît pas s’occuper de lui. Il parle, il parle. Son débit lent ou rapide est coupé d’aspirations prolongées.
Visiblement il fait appel à un dernier sursaut d’énergie et de volonté.
« Écoute… Tommy… écoute, souffle-t-il… Et surtout n’oublie rien… Pour moi… c’est fini… Je viens de er par trop d’émotions… À mon âge, cela tue… Ah ! j’ai cru que je ne pourrais pas mener la chose jusqu’au bout. J’ai vécu là des heures terribles… Mais… c’est fait… maintenant… c’est fait… J’ai réussi… seulement la joie du triomphe est aussi redoutable que le désespoir causé par une défaite… oui, aussi redoutable, vois-tu… Je vais te dire, j’ai là dans la poitrine et dans la tête quelque chose qui s’est brusquement détraqué… mais… ne te tourmente pas… je ne regrette rien… j’ai atteint mon but… Ah ! les gueux ! les gueux ! Nous les tenons à notre tour… Ils ne t’ont pas fait mal, hein ?… Non, tu as fait le mort… Toi aussi, tu t’es joué d’eux… Bien ! bien !… Mais je parle là… je parle, et le temps e… Écoute… écoute bien… Là, sur cette table… regarde… il y a… un coffret en acier… tu le vois ?… Oui ! oui ! là… là… »
Machinalement, l’ingénieur regarde autour de lui et aperçoit en effet l’objet désigné par le dément.
Toujours penché en avant, parlant dans le vide, le malheureux continue à parler tout seul.
« Prends-le… prends-le… puis, pars, pars tout de suite sans regarder en arrière… regagne ce monde maudit… Dans ce coffret il y a des papiers… tu les publieras… Il faut que l’on sache qui j’étais… il faut que l’on apprenne comment je me suis vengé… Ah ! si j’avais pu vivre encore… si ces démons… Mais non, ceux-là je les tiens… ils payeront !… Insensés, qui croyaient m’avoir réduit à l’impuissance en détruisant tout à Rock-House… Bon… le Solitaire avait d’autres ressources… et leur tour va venir… Mais toi, ne tarde pas davantage… Pars… mais pars donc… tu ne comprends donc pas ce que j’ai fait… L’horloge électrique, Tommy, l’horloge, je l’ai mise en branle… Ah ! tu saisis à présent… tu saisis… Tu n’as plus que quelques heures… va… prends le coffret… ne t’inquiète pas de moi… Embarque-toi… Tu le peux encore, le Young-Wolf est à… est à… à… »
Mais là ? il lui est impossible de continuer, il s’interrompt tout à coup, dans l’impossibilité absolue d’aller plus loin.
Visiblement il suffoque, quelque chose l’étrangle, l’air lui manque.
Va-t-il donc er ainsi ?
Cela ne fait pas l’affaire de Wood, qui tient à en apprendre davantage et se penche fiévreusement sur lui.
« Le Young-Wolf ?… Où est le Young-Wolf ? gronde-t-il… Vite, parlez, le Young-Wolf est à… à… »
Mais le Solitaire ne paraît pas l’entendre.
Il a coup sur coup deux hoquets brusques qui amènent à ses lèvres un peu de mousse sanglante, son regard devient fixe, sa bouche demeure entr’ouverte, puis, lentement, sa tête aux cheveux blancs s’incline sur l’épaule de l’ingénieur, et il reste immobile.
C’est vainement maintenant que Wood chercherait à le faire parler : de cette minute même, l’île du Solitaire n’a plus de maître : Sam Guidford vient de mourir.
Doucement, plus ému qu’il ne voudrait le laisser paraître, le jeune homme demeure immobile devant ce corps inerte.
En silence, il contemple ce vieillard dont l’existence aurait pu être toute de gloire, et qui ne fut qu’un être nuisible, méchant et dangereux ; puis son regard se porte vers la table sur laquelle repose le coffret de cuivre dont parla le dément.
Lentement il s’en approche et soulève le couvercle, qui n’est pas formé à clef.
Ce coffret contient une sorte de volumineux manuscrit écrit d’une écriture fine et serrée.
Poussé par une curiosité bien légitime, l’ingénieur le prend, l’ouvre et tourne les feuillets.
Il y a là, retracée de la main même du Solitaire, toute l’histoire de son existence, et notés scrupuleusement les événements tragiques dont il fut le formidable instigateur.
C’est là, à n’en pas douter, le fameux livre d’or dont il parla à Tommy Hab le soir où il s’imaginait avoir fait couler l’Équateur des Messageries maritimes.
Fébrilement Wood lit les feuillets et arrive ainsi rapidement aux dernières pages, que ses yeux parcourent plus attentivement.
La fin brusque et inattendue du dément est, en effet, ce qui l’intéresse le plus pour le moment. Et puis, il tient aussi à savoir ce qu’est cette horloge électrique dont le fou vient inconsciemment de lui révéler l’existence et la mise en marche.
Il lit donc, et, durant quelque minutes, oublieux déjà du cadavre qui repose dans la chambre, poursuit sa lecture avec la plus profonde attention.
Mais soudain ses traits se tirent, une pâleur mortelle couvre son visage.
En même temps il redresse la tête, tend le poing vers le corps étendu immobile sur la couche.
« Ah ! démon ! gronde-t-il. Démon ! Ton infernal génie caait donc des malheurs même après ta mort. Mais cela, Dieu ne le voudra pas. Il ne permettra pas que ta vengeance s’accomplisse jusqu’au bout ! »
Et sur ces mots, saisissant le coffret dans lequel il a laissé retomber le manuscrit, il se rue hors de la chambre, en criant :
« Seigneur ! Seigneur ! Faites que j’arrive à temps encore » faites que je puisse les sauver, là-bas ! »
En quittant la caverne après ses trois jours de captivité, le Solitaire avait dans le cerveau tout un plan que son inaction forcée lui avait permis de mûrir soigneusement.
En s’éloignant et en se dirigeant vers son logis, il savait ce qu’il allait faire et de quelle terrible façon il allait se venger et punir les meurtriers de son second.
Tout d’abord, dans les premiers moments de rage, il avait songé à faire sauter l’île entière et à se faire sauter avec elle ; mais à la réflexion il s’était dit que, même seul, il pourrait encore entreprendre de grandes choses, et il s’était résolu à vivre et à laisser subsister cette terre qui était bien la sienne.
Suivi des chiens, son premier soin avait été de courir à Rock-House.
On sait la terrible surprise qui l’y attendait.
Devant l’anéantissement d’une partie de ses inventions, il resta tout d’abord hébété.
Le coup fut terrible, et s’il ne l’abattit pas sur place, c’est qu’une énergie formidable existait en lui. Néanmoins cela fut suffisant pour l’accabler sur le moment, et, durant quelques heures, il erra à travers l’île comme un être désemparé.
Ce fut seulement vers le milieu de la journée qu’il parvint à se remettre et put se dominer.
Mais alors, violente et plus forte que jamais, la pensée de se venger occupa son cerveau.
Détruire, tout détruire autour de lui : il ne songea plus à autre chose et s’y occupa aussitôt.
Ses ennemis, en anéantissant à Rock-House ses moyens de défense, ignoraient qu’il en possédait d’autres, plus réduits, il est vrai, mais non moins redoutables.
Aucun d’eux, en effet, ne soupçonnait l’existence du mystérieux blockhaus perdu en la partie la plus aride et la plus sauvage de l’île.
Inutile de dire avec quelle activité il se mit à l’ouvrage, avec quelle hâte et quels soins, en même temps, il procéda à l’installation des fils devant amener le courant électrique du blockhaus jusqu’aux mines préparées depuis longtemps sur différents points de l’île et dont seul il savait l’emplacement.
Quelques heures lui suffisent pour mener à bien cette besogne pourtant formidable.
À la nuit tombante tout est prêt.
Bientôt retiré dans son nouveau laboratoire, il commence son œuvre de destruction.
Successivement, méthodiquement, dans le courant de la nuit, il fait sauter Rock-House, la cabane de la grève, les réservoirs d’eau, les communs, les deux fermes installées dans l’ouest.
Au fur et à mesure qu’il agit, sa rage de destruction devient plus terrible. Son idée de rester seul dans l’île et d’y accomplir encore ce qu’il nomme de grandes choses est loin maintenant de son esprit.
Il a commencé par anéantir, pour enlever à ses ennemis certaines ressources indispensables ; mais il n’en va plus de même à présent. Il lui faut l’engloutissement total de l’île avec tous ceux qui l’habitent.
Oui, c’est cela.
Dans son cerveau enfiévré, sa folie devient terrible.
Debout devant son tableau de marbre, il exulte, ivre de vengeance.
Des mots sans suite, des cris inarticulés, s’échappent de ses lèvres.
Au fur et à mesure que les explosions éclatent dans la nuit, son cœur bat plus vite, le sang coule plus rapide dans ses veines.
Il lui paraît qu’il grandit, qu’il se hausse dans sa propre estime.
Ce n’est plus l’île qu’il détruit, c’est le monde, c’est l’univers qu’il attaque, qu’il fait sauter, bribe par bribe.
Sa joie est énorme, incommensurable.
Il réalise son rêve… Il est le Maître.
Et comme il tend la main une fois encore vers le tableau dispensateur de ruines, brusquement il s’immobilise.
Sam Guidford n’a pas pensé que les forces humaines ont des limites.
Les émotions multiples par lesquelles il a é en quelques jours ont, sans qu’il s’en rendît compte, ébranlé son cerveau et sa résistance physique.
Alors qu’il se voyait déjà vengé et triomphant, un fait inattendu l’arrête brutalement dans son œuvre de destruction et le couche, impuissant, sur le sol de son laboratoire.
Cela est presque foudroyant.
Il éprouve d’abord comme un commencement d’empâtement de la langue, comme un arrêt de la parole et même de la pensée, car voilà que tout à coup il ne sait plus ce qu’il doit faire ; puis le mal augmente, gagne les bras et atteint rapidement les membres inférieurs.
Le voilà frappé à l’improviste, frappé sans avoir pu mener jusqu’au bout son œuvre destructive, frappé alors que ses ennemis vivent encore et que l’île est toujours debout.
Étant docteur, il lui est impossible de se tromper sur ce qui lui arrive.
C’est là, bel et bien, une attaque violente de paralysie partielle.
Cela, c’est réellement l’imprévu.
Il avait bien pensé à tout, mais pas à cela.
Par ce fait, il ne peut se le dissimuler, c’est non seulement ses projets réduits à néant, mais c’est aussi pour lui et à bref délai l’acheminement vers la fin de tout, et la fin la plus atroce qui soit au monde.
De fait, le voilà physiquement réduit à l’impuissance la plus complète.
Et il est seul, tout seul, dans l’impossibilité absolue de se mouvoir, de parler, de crier. Il pense encore, mais il lui est défendu d’agir. Et la mort maintenant est près de lui, la mort par la faim et par la soif.
Si dans quarante-huit heures un mieux ne se produit pas dans son état, il est perdu.
Pour se remettre, pour s’en tirer, il lui faudrait, il le sait, prendre de l’arsenic, du fer… mais seul, entièrement seul, que peut-il ? Rien, rien !
Pourtant, il a tort de désespérer, et sa nature, d’une exceptionnelle, vigueur, résiste une fois encore à ce choc nouveau.
Il lui serait impossible de calculer depuis combien de temps il se trouve ainsi cloué sur le sol par le mal foudroyant. Cela dure-t-il depuis deux, trois ou quatre jours, il l’ignore, mais soudain et alors que, désespéré, il ne pense plus à l’avenir presque aussi rapidement qu’elle est venue, la paralysie disparaît.
En quelques heures, le dément recouvre la possibilité de se relever, de se mouvoir, d’agir enfin. Quelle joie !
Mais il n’est pas homme à s’enorgueillir de ce retour miraculeux à la vie. Il sait il n’ignore pas qu’il n’y a là pour lui qu’un répit dans la maladie. Ce n’est pas le salut mais une trêve. Le mal recule, mais pour revenir dans peu, il en est convaincu, avec une violence nouvelle et décisive. À cette attaque partielle succédera pour lui, dans un temps probablement très court, une attaque de paralysie générale.
Il la sent, il la devine proche.
N’est-il pas, en effet, déjà dans cette période que les médecins connaissent bien et qu’ils appellent la période d’état ? Ne ressent-il pas déjà la gêne de la parole, le tremblement de la langue, des lèvres et des mains ? Dans peu ce sera la perte de la mémoire.
Il songe à tout cela, mais ne s’en effraye plus.
Il est debout à nouveau.
La mort ne lui fait pas peur.
Avant que tout cela ne se produise, il aura pu agir, mener à bien son suprême désir.
Mais, pour ce faire, il lui faut réparer ses forces, car depuis son attaque il n’a pris aucune nourriture.
Il lui faut aussi se munir de certains médicaments.
Provisions et pharmacie sont à l’entresol ; il s’y rend péniblement en se tenant aux murs.
Il ne prévoit certes pas ce qui l’attend.
De fait, les deux molosses sont là.
Vraiment Guidford n’y pensait pas.
Eux non plus, en raison de la crise qui immobilisa leur maître, n’ont rien mangé durant ces longues heures et rôdent affamés dans le vestibule, dont le dément n’a pas refermé la porte.
La vue de l’homme les rend féroces et furieux.
Ils se ruent sur lui avant même qu’il ait descendu les dernières marches.
Mais le Solitaire a vu venir l’attaque et compris en même temps ce qui se produit.
D’un geste prompt il a sorti de sa gaine le couteau de chasse, qu’il y a replacé depuis qu’il s’est retrouvé libre.
Le premier des chiens qui arrive à sa portée est reçu par un coup terrible qu’il lui porte à la gorge.
Hurlant, le molosse recule, mais pour faire place à son compagnon, dont le sort est bientôt identique au sien.
Faible encore, le dément n’a pu pourtant frapper aussi soigneusement qu’il l’eût fait autrefois. Les deux molosses sont blessés, mais encore prêts et solides pour une nouvelle attaque.
Guidford le comprend et, réunissant ses forces, remonte aussi rapidement qu’il le peut dans son laboratoire.
Aussi vite fait-il, il ne peut cependant éviter deux attaques nouvelles de la part de ses anciens alliés. L’un des molosses parvient même à lui happer le bras gauche et à lui faire une morsure terrible, à la minute même où il atteint le seuil de son laboratoire.
Un nouveau coup de couteau parvient cependant à lui faire lâcher prise et le force à reculer, ce qui donne au dément le temps de se jeter dans la salle et de repousser la porte.
Le voilà maintenant à l’abri de leurs attaques.
À l’abri, momentanément.
Sam Guidford n’a pas, en effet, l’intention de se barricader et de demeurer cantonné dans cette salle.
Le temps e, il lui reste beaucoup à faire encore, et ses forces ont besoin d’être soutenues.
Non, s’il est remonté, c’est afin de prendre une autre arme que son couteau.
Une hache lourde et solide est là à sa portée, à défaut de carabines ou de revolvers, rangés eux aussi au rez-de-chaussée.
Résolument il la prend, la soulève, la fait tournoyer.
Allons, il lui reste encore assez de force pour se défendre.
Sans hésiter, il rouvre la porte.
Les chiens ne sont plus là, le palier est libre.
Froidement, il descend l’escalier.
Mais en bas, l’une des bêtes est debout et l’attend.
D’un coup terrible de son arme, le Solitaire lui brise le crâne ; puis, sans plus s’occuper de l’autre molosse qui, pour le moment, se trouve hors du blockhaus, il ferme le battant laissé ouvert.
À présent, il n’a plus à s’en inquiéter.
Ce que deviendra la malheureuse bête déjà blessée par lui, il ne s’en préoccupe pas.
Il a hâte, à présent, de terminer la tâche qu’il s’est assignée.
Il a d’ailleurs, maintenant, une double raison pour ne pas perdre son temps.
Premièrement, il s’attend à une attaque nouvelle ; secondement, le mal lui laissât-il quelque répit, il se sait condamné de toute façon.
Sam Guidford n’a pas été long, en effet, à se rendre compte de la raison qui a poussé les deux molosses à se ruer sur lui. Ce n’était pas uniquement la faim qui les précipitait ainsi sur l’homme, mais bien un furieux et redoutable accès de rage.
Oui, bloqués dans cette cour, sans eau, sans nourriture, les deux molosses sont devenus enragés.
Or, le père d’Édith a été mordu au poignet, et il n’a en son pouvoir aucun moyen d’arrêter les progrès de la terrible contagion.
Il est donc perdu de toutes les façons, irrévocablement perdu.
Mais sa folie est telle qu’il n’en éprouve aucun regret, puisque, avant de succomber, il aura pu mener à bien son désir de vengeance.
Aussitôt restauré, il se met à l’œuvre, sans même panser sa blessure.
Il n’a plus de temps à perdre. Pour lui, les minutes sont comptées.
Il lui faut deux heures pour accomplir ce qui lui reste à faire.
Deux heures, c’est peu, et cependant il craint plusieurs fois de retomber et de défaillir avant d’avoir fini.
Lorsqu’il touche au but, lorsqu’il comprend que cette fois il a réussi, la joie débordante qui l’étreint semble sur le moment lui donner comme un véritable sursaut de vitalité et d’énergie, et c’est lucide et presque calme qu’il parvient à tracer sur son livre d’or les derniers événements qui viennent de se produire.
Les dernières lignes tracées, il se couche, heureux et paisible.
Demain, si le mal lui en laisse le temps, il fermera ce livre, le cachera dans le coffret d’acier, puis, le tout enfermé dans une caisse étanche, il la portera jusqu’à la mer, où il la livrera aux caprices des flots ; car il veut, il tient à ce que l’on sache ce qu’il fut, ce qu’il fit et ce qu’il eût pu faire si le sort ne lui avait pas été contraire.
Ce sont tous ces détails que Wood a lus rapidement près du cadavre de Sam Guidford, ces détails et d’autres plus redoutables, plus saisissants, et qui terminent ce manuscrit.
Le dément y décrit, en effet, de quelle façon formidable il compte disparaître en entraînant avec lui dans la mort l’île et les êtres vivants qui s’y trouveront encore lorsque la minute suprême de sa vengeance sonnera brusquement.
Comment Wood parvient-il à sortir du blockhaus ?
Il lui serait bien impossible de l’expliquer. Toujours est-il qu’il se retrouve sur le versant opposé de la colline qui cache le fortin, sans trop savoir comment.
Et le voilà prenant sa course comme un fou dans la direction de la clairière.
Il va, il va, serrant contre sa poitrine le coffret renfermant le manuscrit dont les dernières lignes viennent de l’émouvoir si terriblement.
Par moments, le souffle lui manque, et force lui est de s’arrêter pour comprimer les battements désordonnés de son cœur.
Mais cette halte dure deux secondes à peine, car il sait, il sent qu’il n’a pas le droit de songer à lui, et aussi vite il reprend sa course insensée.
Dans la pensée d’abréger son chemin, il s’est résolu à s’engager en forêt.
Sautant les taillis, butant dans les troncs d’arbres écroulés dans les herbes, s’écorchant le visage et les mains aux branches, aux ronces, il ne s’arrête que lorsque, dans un dernier effort, il parvient à l’entrée de la clairière.
Mais là, une surprise l’attend.
Le radeau et ses amis ne sont plus là.
Comme le temps s’est sensiblement calmé, il pense aussitôt que Fogg et de Nansac, suivant son conseil, ont laissé dériver l’embarcation jusqu’au rivage.
Dans la situation présente, il ne peut que s’en féliciter. Il n’a qu’un regret, c’est d’avoir perdu quelques minutes pour venir jusque-là, au lieu de gagner directement la grève, et, après un regard rapide autour de lui, il reprend sa course dans la direction de la mer.
En sueur, à bout de souffle, les jambes fléchissantes, il y parvient bientôt et pousse un cri de joie.
Fogg et de Nansac sont là, et, plus loin, soulevé par les lames encore un peu fortes, il voit le radeau surmonté de sa cabine, dans laquelle se tiennent sans doute les deux femmes, dans l’attente de toute éventualité.
En deux bonds il a ret ses compagnons.
Mais ceux-ci n’ont pas le temps de le questionner sur les résultats de son expédition.
« Venez ! venez ! leur crie-t-il. Embarquons ! Embarquons, ou nous sommes perdus. »
Et comme de Nansac esquisse un geste de surprise :
« Sur Dieu ! embarquons, clame-t-il une fois encore. Dans une minute nous n’en aurons peut-être plus le temps. »
Il n’en faut pas plus pour entraîner ses amis. Bientôt tous sont à bord.
Au bruit, les deux femmes sortent de la cabine.
Une explosion effroyable se produit.
Mais Wood ne paraît guère disposé sur le moment à répondre aux questions qu’il prévoit de la part de la jeune fille.
« De Nansac, dit-il, surveillez Miss Édith. Et vous, Fogg, au large ! au large, et vite, croyez-moi ! »
Sans hésiter les deux hommes lui obéissent, et, pendant que la jeune fille affolée se débat aux bras solides du Français et appelle désespérément son père, sous les efforts réunis du major et de l’ingénieur, le radeau, glissant sur les flots houleux, abandonne le rivage et s’éloigne vers la haute mer, trop lentement encore au gré de Wood, dont le regard ne quitte plus les falaises escarpées et menaçantes de cette terre maudite.
Et soudain, comme ils s’en trouvent à un demi-mille tout au plus, Wood pousse un cri.
Formidable, monstrueuse, une énorme colonne de vapeur vient de surgir du centre de l’île et s’élève vers le ciel à plus de deux cents pieds de haut au milieu de détonations épouvantables.
Une explosion effroyable se produit, des morceaux de montagne s’écroulent, le ciel s’obscurcit, le flot se gonfle, se soulève, et une vague monstrueuse enlève le radeau comme un fétu de paille.
* * *
Une heure plus tard, stupéfaits, ahuris, pâles, Fogg, de Nansac et les deux femmes se retrouvent étendus, cramponnés aux planches distes de l’embarcation qui les portait.
De la cabine il n’y a plus trace.
Que vient-il de se produire ?
Ils ne le comprennent pas encore.
C’est Wood, vivant comme eux, qui se charge de les renseigner.
De la main, il leur désigne l’immensité liquide qui les environne de toutes parts.
Aussi loin que se porte le regard, il n’y a plus aucune terre en vue.
L’île du Solitaire a complètement disparu, engloutie dans les entrailles de l’océan Indien et emportant avec elle dans cette tombe immense la dépouillé mortelle du dément que fut le docteur Sam Guidford.
Ce qui s’est produit, l’ingénieur, après un récit rapide de ce qui lui advint au blockhaus où s’était réfugié le fou, l’explique en quelques mots.
L’horloge électrique dont lui parla le dément n’était autre qu’une machine infernale destinée à faire exploser l’île grâce à un dispositif spécial établi pour que la mer se précipitât dans le volcan que Guidford seul savait encore en activité. Cette horloge devait, d’après le manuscrit, fonctionner pendant trois heures, temps jugé sans doute nécessaire par le dément pour pouvoir gagner le large sur son Young-Wolf.
Le Solitaire ne prévoyait pas alors l’attaque de paralysie qui allait le renverser et empêcher sa fuite.
Et c’est pourquoi, ayant lu ces détails et ignorant depuis combien de temps fonctionnait cette horloge effroyable, Wood, abandonnant le mort dans son blockhaus, s’était rué comme un fou pour prévenir ses amis et les sauver, s’il était temps encore.
Il s’en était fallu de peu qu’il n’arrivât trop tard.
En terminant son récit, que tous ont écouté en silence, Wood montre l’endroit où s’élevait la terre sur laquelle ils vécurent des jours si terriblement mouvementés, et, grave :
« De l’île de la Solitude, que vous aviez si bien nommée, de Nansac, l’île du Solitaire, prononce-t-il, voyez, il ne reste plus rien, rien que de dangereux écueils à fleur d’eau. Tout a disparu avec Sam Guidford dans les profondeurs de l’Océan, et nul autre que nous ne pourra dire qu’en cette partie du globe s’éleva une terre qui eût pu être une terre de bonheur et de joie entre les mains d’un autre que ce malheureux insensé. »
Sur ces derniers mots, le major désigne à Nansac Édith Guidford qui, les larmes dans les yeux, a écouté silencieusement ce dramatique récit.
« De l’île du Solitaire nous n’avons que le souvenir, déclare-t-il, mais il nous reste le devoir de soutenir cette enfant qui ne peut se consoler de la fin terrible de son père qu’elle aimait malgré tout. Elle est seule désormais, amis, et nous devons nous grouper autour d’elle. C’est elle qui vous sauva, Nansac ; elle encore qui, mieux que nous, vous soigna. C’est à son énergie et à sa volonté que nous devons le bonheur de vous revoir parmi nous. Vous lui devez en quelque sorte deux fois la vie, c’est une chose que nous n’oublierons pas.
— Ni moi, certes, murmure le jeune homme en regardant doucement la jeune femme, et j’espère bien le lui prouver un jour. »
Quarante-huit heures plus tard, nos héros étaient recueillis à bord d’un paquebot faisant route vers les Indes.
Un récit fantaisiste les fit er pour les naufragés d’un yacht de plaisance, et, un mois plus tard, tous débarquaient à Londres, où le retour de Fogg ne fut pas sans produire, à la vérité, une certaine émotion. Ce dernier eut d’ailleurs tôt fait d’expliquer son absence par une fugue volontaire, un pari fait avec Wood, et que celui-ci fut censé avoir perdu.
Depuis ce retour, Édith et Norah se sont retirées à Sandling, où le major a une propriété. Fogg et Wood sont restés près d’elles.
Seul, de Nansac les a quittés pour rentrer en , où l’appelait l’héritage inespéré d’un vieil oncle millionnaire.
Mais la vérité oblige à dire qu’il fait souvent le voyage de Paris en Angleterre afin de prouver à la fille du Solitaire qu’il ne l’oublie pas, et que, le jour où elle le voudra, cette existence qu’il lui doit sera certainement à elle.
* * *
Au moment de terminer cette histoire véridique, les journaux nous annoncent le mariage prochain de Miss Édith Guidford avec le lieutenant comte de Nansac, lequel ne doit pas regretter les tragiques événements et les incidents étranges par lesquels il dut er dans l’île du Solitaire pour trouver le bonheur.
FIN
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
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en mai 2025.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Yves, Anne C., Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Champagne, Maurice. L’Île du Solitaire, Paris : Librairie Delagrave (quatrième édition) 1931. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’image de première page est extraite de la peinture de Winslow Homer (1836-1910), Adirondacks Guide.
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